Une idée du cinéma

Préface de Présences d'Olivier Assayas

Tu appelleras un beau film celui qui te donnera une haute idée du cinématographe.

Robert Bresson1  

(1) L’heur d’été (Olivier Assayas, 2008)

L’allure d’Olivier Assayas, elle est donnée par le dernier plan de L’heure d’été (2008) : un garçon, une fille très jeunes laissent la maison du passé, la maison des souvenirs occupée pour une dernière fête improvisée, vivifiée une dernière fois par une bourrasque de voix, de rires, de musiques, de danse ; ils dévalent les pentes du jardin en broussaille, ils courent dans la lumière et l'espace luxuriant et, arrivés au pied d’un mur, ils l’escaladent, le franchissent et courent plus loin, au-delà : vers le monde, vers eux-mêmes... Le cinéma d’Assayas est un cinéma qui ressemble à ce plan-là : un cinéma qui fait le mur, non pas un cinéma d’évasion, mais un cinéma qui s’évade des prisons, des modes, des manières, des systèmes.

C’est peut-être pour dissiper nombre de malentendus qu’il revient aujourd’hui sur l’ensemble de son parcours, sur ses cinq années « en marge » des Cahiers du Cinéma, sur les vingt-trois années et les treize films qui ont succédé et qui lui valent d’être considéré comme un des cinéastes français majeurs d’aujourd'hui. Situé entre deux générations – celle d’André Téchiné, de Benoît Jacquot, de Jacques Doillon, de Philippe Garrel d’un côté et celle d’Arnaud Desplechin de l'autre –, il cultive plutôt les différences, voire les clivages que délimitent ses origines, et une sensibilité liée à la contre culture des années 70 qui a nourri son adolescence.2 Formé à une idée de l’art comme ouverture par les romans de Kerouac et la poésie d’Allen Ginsberg, par la peinture de Warhol, de Bacon et de David Hockney, bien davantage que par le cinéma auquel ne le relie aucun fétichisme cinéphilique. En sorte que, loin de se situer par rapport à une époque dont ses œuvres refléteraient la sensibilité commune – en particulier musicale –, il a eu très tôt et très clairement conscience de faire des films contre sa génération plus qu’avec elle. Perçu comme un film rock, son premier film Désordre (1986), il le définit, lui, comme un « film anti rock » récit autobiographique centré sur la dérive de deux adolescents, L’eau froide (1994) est à ses yeux le contraire d’un film social à la Ken Loach ; quant aux Destinées sentimentales (2000), souvent pris pour un grand spectacle à gros budget et une adaptation – fatalement taxée d’académisme – de Jacques Chardonne, il le considère comme une manière de rompre, et non sans risque, avec le cinéma de consommation courante. Reste que d’un film à l’autre, et surtout après L’eau froide, avec Irma Vep (1996), HHH. Portrait de Hou Hsiao-hsien (1997), Fin août, début septembre (1999), demonlover, Clean, Boarding Gate, grande trilogie romanesque réalisée en dehors des formats habituels du cinéma français entre 2002 et 2006, son malin plaisir semble être de prendre le public à contre-pied.

(2) Désordre (Olivier Assayas, 1986)

« Malentendus. Pas (ou peu) d’éreintements ou de louanges qui ne partent de quelque malentendu »,3 écrit Robert Bresson dans ses Notes sur le cinématographe. Malentendu sur ce qu’on peut attendre du cinéma, et plus largement de l’art. Où les critiques voient un éclectisme insolite et raffiné, les films d’Olivier Assayas dessinent la continuité, la cohérence organique d’une exploration qui le relie, envers et contre tout, à l’invention d'un cinéma à la première personne, dans le sillage d’Antonioni, de Truffaut, et d’où naît, d’un constant travail sur soi, son écriture, ce « fil d’Ariane auquel les artistes s’agrippent, sans savoir ce qu’ils tiennent au juste ; mais avec la certitude de n’avoir rien de mieux à quoi se tenir ».

Mieux vaut en tout cas ne pas se fier à l’apparence discrète, presque timide, d’un cinéaste aux sages et juvéniles allures de Peter Pan. Ne pas se fier non plus à ce qu’a de rassurant, de familier, en somme de consensuel, l’univers de L’heure d'été ou des Destinées sentimentales, où peut se voir, se respirer un air à la Bonnard, à la Corot, où les références à Nerval (titre premier de L’heure d'été : Souvenirs du Valois) voisinent avec Chardonne et Proust, avec toute une tradition littéraire et picturale française que nous reconnaissons, que nous aimons. Sous le glacis de L’heure d'été, c’est encore le thème vibrant de la rupture libératrice que l’on entend, et qui entre en résonance souterraine, à quatorze ans de distance, avec la disparition finale et le suicide probable de la protagoniste rebelle interprétée par Virginie Ledoyen, alors âgée d’à peine dix-sept ans, dans L’eau froide. Chez cet éclectique admirateur d’Ingmar Bergman, de Jean Genet, de Francis Bacon, de Hou Hsiao-hsien, les initiations et les passages se font avec violence, et sans compromis. Radicalement. Dans la vie, dans l’art.

Sans doute se réfère-t-il à des maîtres, Visconti, Fassbinder, Godard et Bresson, et Tarkovski, et Pasolini... Étrange : Visconti, si souvent accusé d'académisme et par lui qualifié – et admiré comme tel – de « despote d'un autre siècle »; alors que son cinéma à lui a rompu définitivement avec le XIXe siècle, tel que la littérature, il le sait, il le dit, l’a souverainement incarné : dans la construction de La comédie humaine, dans la modulation romanesque du grand cycle des Rougon-Macquart, dans les architectures-cathédrales de la Recherche ou de la Tétralogie wagnérienne. Même si, de ce monde-là, de ce monde des racines bourgeoises, il reste des traces chez lui aussi : très visibles dans l’ampleur et la délicatesse des Destinées sentimentales, mais le plus souvent profondes, telle la présence d’Edith Scob pour incarner, dans L’heure d'été, la mère venue tout autant de chez Franju (Les yeux sans visage, 1959) que de chez Ruiz (Le temps retrouvé, 1999) où elle fut la duchesse de Guermantes, et de sa propre mère, d’origine hongroise, elle aussi liée à un univers aristocratique aujourd’hui disparu. Nulle tentation, pourtant, de faire renaître ce monde, de le reconstruire. Question de temps, et Assayas est, de façon absolue, urgente, interpellante, de son temps – du nôtre –, c’est-à-dire moderne. La modernité, tel est le sésame de son œuvre, qui court ici tout au long de ses préoccupations, de ses exigences, de son cinéma.

(3) Les destinées sentimentales (Olivier Assayas, 2000)

La modernité s’entend, cela va de soi, comme puissance de rupture, de liberté, de questionnement et d’indépendance. Au centre de « la grande question du moderne » – qui est celle de la place qu’on occupe dans le monde présent, de la présence au monde, celle des réponses proposées, incarnées par l’art et les œuvres –, littéraire, picturale, filmique, n’importe. Peut-on parler aujourd’hui d'une « œuvre » dans les termes qu’on employait pour qualifier la vision totalisante d’un Balzac ou d’un Tolstoï ? Plus encore peut-être que la modernité romanesque et littéraire – et ses œuvres « ouvertes » –, la modernité filmique le nie, qui se situe très précisément à la jointure entre les géométries abstraites, artificielles et souvent conventionnelles de la narration et le chaos de la vie, entre la fiction et le documentaire, puisqu’elle se constitue et se nourrit de la circulation mystérieuse de flux mêlés : l’existence d’un auteur, celle de ses acteurs, tous les aléas, toutes les impuretés du monde que stérilise ou rejette la standardisation hollywoodienne. De l’équilibre toujours instable qui se crée avec le réel naît la modernité, sous toutes les latitudes, à toutes les époques. Chez Antonioni ou chez Wenders, ou Cassavetes ; et chez Hou Hsiao-hsien, totalement inconnu en 1984, quand Olivier Assayas identifie déjà chez lui la capacité singulière, « au sein d'une tradition chinoise préservée, à restituer, de façon cubiste, si l’on veut, la complexité de la vérité d’une situation donnée telle qu'elle n’apparaîtra que par la combinaison d’angles différents et simultanés ». Une ouvre moderne, facettée, ronde et prismatique comme une boule à miroirs lumineuse, qui donne à voir les éclats d’un visage, les fragments d’une existence, le désordre visuel et sonore du monde contemporain, en même temps qu’elle dessine un autoportrait de l’artiste à la mesure du monde, des mondes, dont il s’incorpore la présence et l'énergie plus qu'il ne les contrôle.

Il y a quelque chose de gidien dans la modernité d’Assayas, dans le parcours sinueux et contradictoire qui est le sien, dans sa disponibilité, dans son exigence formelle, dans sa visée intimiste et autobiographique affirmée. Autobiographisme qui va moins dans le sens de souvenirs d'égotisme à la française et de rapatriement sur un cocon patrimonial antérieur que dans la recherche, au plus loin de soi, de cette image de soi mouvante, tremblée, contrariée, « hantée » qu'il évoque ici, et qui progresse par reniements, détachements, éloignements successifs. Reniement du cinéma artisanal de ses débuts – le travail de scénariste pour son père, éloignement par rapport à la famille de substitution qu’auront été pour lui les Cahiers du Cinéma, à une très grande époque – celle, entre 1980 et 1985, qui compte au nombre de ses rédacteurs Serge Daney, Serge Toubiana, Alain Bergala, Pascal Bonitzer, Michel Chion, Charles Tesson –, seconde famille avec laquelle il prendra ses distances comme il a rompu avec la première. C’est dans ces rejets, dans ce choix risqué de la marge, que se fonde, avec son identité, son idée du cinéma. Et sa singularité. Et sa solitude.

(4) L’eau froide (Olivier Assayas, 1994)

« En marge des Cahiers », ainsi définit-il la situation qui fut la sienne ; et qui fit moins de lui l’analyste attitré des « grands films » de l’époque – de fait il retient ici une poignée à peine de cinéastes consacrés, Visconti, Fassbinder, De Palma, Scorsese et surtout Godard – que le découvreur du cinéma asiatique et pour le reste, côté américain, une sorte de « chiffonnier » au sens benjaminien, glanant ici ou là au hasard des films de genre, des films de série B, voire Z (avec une prédilection pour la science-fiction et les films d’horreur), au cœur desquels il capte un humour, une énergie, une présence subversive ou poétique qui ne cessent de l’enchanter, de le nourrir : trouvant son compte à fouiller au ras de la production, dans les futurs films de rebut d’où jaillissent des étincelles, à y repérer des diamants bruts, à y voir s’inscrire les symptômes de ce que nous sommes, aujourd’hui, dans nos peurs collectives et nos fantasmes les plus débridés.

C’est aussi dans ce matériau impur et corrompu que cet admirateur de Guy Debord puisera pour dire, entre dégoût, fascination et hantise, les leurres aliénants, les pièges, les séductions déployées à l’échelle planétaire par l'empire des images. Ce discours sur la société et l’industrie du spectacle envisagées dans leur dimension universelle, Assayas l'a déployé superbement, de demonlover à Boarding Gate, avec une charge inégalée au cinéma et en particulier dans le cinéma français. Et mal comprise dans sa radicalité par rapport aux circuits et aux produits habituels standardisés, trop dérangeante dans une société où règnent la bien-pensance la plus étroite, et la présomption arrogante et aveugle : « L’Histoire a eu lieu, note-t-il à propos de l’œuvre d’Edward Yang, mais souterrainement, à notre insu »...

Le champ privilégié, obligé, du cinéma de la modernité, c’est le monde réel ; c’est à l’épreuve du réel que se risque et se mesure la part vivante de toute création authentique. D’où une répugnance à peu près égale pour les savoir-faire dociles du cinéma « artisanal » et pour les liturgies cinéphiliques. Pour le processus de répétition industrielle des formes génériques – la soumission au système – et pour les enfermements abstraits dans des chapelles où se ritualise et se célèbre le fétichisme cinéphilique, pour tous les maniérismes formels aujourd’hui légitimés sous l’estampille de la « postmodernité ». Contre l’« asphyxiante culture », contre les canons académiques et anesthésiants du beau fixe et du bon goût, Assayas rappelle qu’au cinéma comme dans les autres productions de l’art, la seule nécessité, la seule obligation morale est de dire les réalités de son temps, dire d’où l’on parle, aujourd’hui, entre 1980 et 2008, et le dire dans des formes contemporaines, dans des formes vivantes.

(5) demonlover (Olivier Assayas, 2002)

« Notre époque n’a qu’une horreur, celle des passions », note-t-il encore dans ces écrits qui s’inscrivent tous sous le signe de la curiosité passionnée pour les autres mondes. Est-ce tout à fait le hasard qui le poussa vers l’Asie, pour mener avec Serge Toubiana et Charles Tesson cette enquête sur le cinéma qui, au-delà d’un des numéros cultes des Cahiers, le spécial « Made in Hong Kong » de septembre 1984, donnera le signal d’une formidable ouverture sur les cinémas d’Asie et déterminera un changement profond de la cartographie filmique, avec la reconnaissance, face au cinéma américain, d’une nouvel orient de la création, d’un nouvel horizon de l'imaginaire contemporain ? Ni la sensibilité aux arts d’Asie transmise par son père ni l’admiration pour les maîtres d'autrefois, Mizoguchi, Ozu, ne suffisent à expliquer un si fort décentrement.

C’est autre chose, où cinéma et voyage viennent à la rencontre du désir pour en cristalliser et en accomplir – en développer au sens photographique du terme – les potentialités : le goût métaphysique des lointains, l’attirance pour les territoires neufs, non balisés, hors de portée du langage et des codes, et le pressentiment de l’émergence d’une chaotique et vraie vitalité. D’un réel qui soit vraiment réel. Et qu’on atteint au prix de l’éloignement systématique de soi, de la confrontation avec le plus étranger (Michaux n’est pas loin).

Pas totalement unique, mais quand même plutôt rare en France (chez Chris Marker, Bruno Dumont, Claire Denis et par intermittence chez Benoît Jacquot), la conscience aiguë que le monde est aussi – et pour lui d'abord – ailleurs : « La réalité, me dit-il, l’Histoire, elle est en Russie, elle est en Chine, en Inde ; et les individus ici sont enfermés dans une bulle, et ils ont peur que cette bulle éclate. » Partir, très vite : les États-Unis ont été, en 1985, l’horizon, la « ligne de fuite », de Désordre dix-neuf ans avant de l’être de Clean. Et puis le cinéma taïwanais... Dire, avec urgence, le réel perdu et retrouvé, le surgissement de paysages et de corps inconnus. Les Présences étrangères. C'est par elles que le cinéma d’Assayas, dans sa traversée de la modernité, ouvre brèche sur brèche, ménage des regards dans la tour d’ivoire du cinéma français. On respire chez lui un autre air, celui d'un monde qui ne s'arrête pas aux frontières d'un arrondisse ment parisien : mais qui se situe entre Toronto, Londres, Paris et San Francisco (Clean), entre Paris et Hong Kong (Boarding Gate) ou Taipei (HHH. Portrait de Hou Hsiao hsien). Si dans les années 60 la modernité de Godard a pu avoir l’accent de Jean Seberg, de Jack Palance et de Samuel Fuller, au passage du siècle la modernité d’Assayas a l’accent de Connie Nielsen, d’Asia Argento, de Maggie Cheung. Et ses lieux sont à la mesure de ce salutaire élargissement du monde. Je ne vois pas, dans le cinéma français contemporain, d’auteurs qui puissent aller chercher leurs plans à la fois au plus présent, au plus violent et parfois au plus sombre du contemporain. Le Tokyo bleuâtre au petit matin de demonlover, le Toronto halluciné et nocturne de Clean, avec ses torchères dantesques et ses usines fantômes, le Hong Kong grouillant et labyrinthique de Boarding Gate sont autant de vortex où sont pris, emportés et broyés les personnages. De ces descentes vertigineuses demonlover offre le parcours le plus puissant : entre les écrans de l’industrie souterraine pornographique et les pôles d’un pouvoir invisible et omniprésent, de Tokyo au Mexique, des palaces aseptisés du Meilleur des mondes aux routes perdues entre ciel et terre, quelque part du côté de Tijuana, ou en enfer... Un monde bien réel de la prostitution, de la drogue, des enlèvements, des meurtres, entièrement géré et contrôlé par caméras et réseaux interposés, à deux pas de chez nous.

Sourcier du moderne, Assayas parle d’ici et de maintenant, de la Vie immédiate. Ce présent, les titres de ses films le déclinent au fil d’un temps qui échappe aux structures dramaturgiques standardisées de l’industrie, c’est celui du jour le jour (Paris s’éveille), des durées vécues (Fin août, début septembre), des saisons (L’enfant de l'hiver, L’heure d'été) ; ses récits s’inscrivent toujours dans un cadre météorologique ou atmosphérique précis – marque peut-être plus caractéristique des Européens et des Asiatiques que des Américains, chez qui prévaut l’action ; on garde des Destinées sentimentales, comme des Contes moraux de Rohmer, la perception, fine comme la teinte céladon d’une porcelaine recherchée toute une vie, des heures du jour, de la chaleur ou du froid, de saisons qui sont aussi celles de l’âme, et qui ont une couleur, un goût, un parfum : l’hiver gris-bleu de Clean, de Désordre, de L’eau froide, le vert printanier des Destinées sentimentales... Même dans le monde artificiel de demonlover, une fenêtre peut, par exception, une seconde à peine, ouvrir sur un jardin ensoleillé, beau comme une toile de Bonnard.

(6) HHH - Portrait de Hou Hsiao-Hsien (Olivier Assayas, 1997)

« Préserver le rapport spécifique au temps », comme il l’écrit de Hou Hsiao-hsien, comme il en fera une caractéristique de son propre style. Avec une prédilection non exclusive pour le mouvement, la vivacité et la vitesse qui maintiennent le regard à la surface des choses et des êtres, mais qui permettent aussi de les accompagner, de se rapprocher d’eux, à fleur de chair, à fleur de nerfs : au gré de la musique, de la pellicule ultrasensible, en prise directe sur la texture visuelle et sonore de notre époque, et dont Assayas nous dit bien qu’elle reste l’empreinte éphémère et précieuse d’une modernité saisie à travers les corps et les gestes plus qu’à travers le langage. Modernité plus physique, ô combien, que celle d’Antonioni, aux présences érotiques plus insolentes que chez Bergman, le regard maintenu dans l’opacité de ce que le scénariste Cesare Zavattini, à l’aube du néoréalisme, appelait « l’épiderme des choses » ; en deçà de l’action, la caméra subtile d’Assayas capte les infimes variations, les intonations qu’impriment entre les personnages les intermittences du désir, les courants invisibles du sensible, du senti mental, de l’obscure algèbre des attirances et des passions.

La vie immédiate est ainsi déclinée de manière continue, même lorsque la forme est celle du roman (Les destinées sentimentales), voire de l’hyper-roman à la limite du serial, (Irma Vep, demonlover, Boarding Gate) ou d’une construction mémorielle, dans le théâtre gigogne d’Irma Vep. Mais ce qui d’un film à l'autre trahit la signature d’Assayas, c’est cette visée première, cultivée tout au long de sa recherche artistique : que les filtres entre lui et le monde soient les plus ténus possible, à la limite de la transparence. Les investigations à la fois serrées et limpides qu’il consacre au Mystère Picasso de Clouzot, au flou dans la photographie de Mark Power disent l’aspiration à saisir le réel sur le vif et la conscience aiguë de l’extraordinaire aptitude du cinéma à capter les frémissements conjoints du monde et de l’être. Ce n’est pas le contrôle des matières, ni le poli d’un rendu ni le fini qui l’intéressent, ni le modelé parfait d’un corps, mais ce que le grain d’une image ou l’étrangeté d’un son, l’imprévu soudain d’une intonation retiennent de sensitif, de primitif et de vrai. D’où la part de l’improvisation qui « engendre le temps absolu de l’art moderne », aussi évidente dans le travail sur la musique (avec les Sonic Youth pour demonlover ou dans l’enregistrement en juin 2005 du festival Art Rock de Saint-Brieuc pour Noise) que dans la réflexion sur la peinture. Comme Bresson, Olivier Assayas a d’abord été peintre. Plus proche, donc, de Bacon que de Balthus. Tendant ses filets pour ramener à la surface en couleurs, en voix, en vibrations les nuances et les matières impromptues du hasard.

(7) Irma Vep (Olivier Assayas, 1996)

Ses filets : façon de désigner le maillage imperceptible d’une mise en scène et d’une écriture qui en passent par la vivacité désirante et prédatrice de l’œil, de la main, de la pensée. Même dans le cas de récits labyrinthiques (Irma Vep), le dispositif filmique vise à réduire l'épaisseur, la barrière de l’écran, à le réduire à une pellicule, une peau, un film à peine posé sur les apparences, à la manière de ces voiles légers qui entourent, épousent et soulignent la chair des Vénus chez Hans Baldung Grien, Dürer, Cranach, Botticelli et Klossowski. L’écran invisible, résolument nu, est chez Assayas et dans le sillage des conceptions baziniennes, plus fenêtre que cadre ; territoire de chasses subtiles, son cinéma vise une matière vivante, qu’il faut garder vivante, sans empeser le vivant dans la forme (Balthus, le bon goût). Laisser du suspendu, du non fini, des blancs dans la trame (le finale escamoté de L’eau froide), ne pas s’attarder. En laissant le champ à la puissance et aux irradiations du sensible, dont les stridences, les notes étranges et les éclats soudains brouillent la pellicule, ou dérèglent le jeu. Au bout de l’acte filmique, la valeur de la modernité se mesure aux « présences » saisies sur le vif et à la palpitation multiforme qu’elles transmettent à travers le film.

Présences des objets, gorgés de mémoire sensible, densité soudaine du temps que concentre la texture des heures d'été, heures qui sont l'aboutissement, l’épanouissement, d’un long et lent processus de formation. « Une heure n'est pas qu'une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par là d'autant plus du vrai qu'elle paraît se borner à lui. »4 Présences des corps surtout, à la fois puissants et vulnérables, offerts et dérobés, souverains et esclaves, joueurs et prédateurs. Dans leur fragilité, éclatent, presque autosuffisante, centrale en tout cas, rayure rayonnante, la présence de Virginie Ledoyen (L’eau froide, Fin août, début septembre), de Maggie (Irma Vep, Clean), d’Asia à la voix rauque, mèches rebelles, énergie érotique incandescente (Boarding Gate), ou bien lourde, crépusculaire et inquiétante, incarnation même d’une inguérissable mélancolie, celle de Jean-Pierre Léaud, le metteur en scène de Irma Vep, figure du lien avec Truffaut, avec Feuillade, avec un cinéma de poésie et un cinéma à la première personne. Acteurs et actrices comme créatures « chargées », traversées, médiumniques, conductrices de cette électricité à la fois tangible, palpable, contagieuse et invisible qui a nourri la magie du cinéma et en quoi se perpétue le « mystère de l’incarnation » filmique. D’où naît la rencontre « miraculeuse » entre la Française – et mythique – : Musidora, la Chinoise – et mythique – : Maggie Cheung, et la mythique créature de Feuillade Irma Vep ; avec humour, avec gravité, Assayas ressuscite la créature nocturne, iconique, il la réincarne dans le corps sinueux et phosphorescent de Maggie glissant comme un chat (ou un rat d'hôtel hitchcockien) sur les toits de Paris à travers la pluie hivernale ; retrouvant l’imaginaire érotique de la poésie surréaliste et des feuilletons populaires en même temps qu’il affirme encore et toujours sa modernité : non pas du côté stérile de l’« image pour l’image », mais du côté de la vie réelle : « Je ne vois jamais l’acteur ou l’actrice, mais la personne » ; Bergman aussi a rencontré Monika, et Bresson ses modèles vierges de cinéma, et Antonioni Monica Vitti. L’acteur, ou l’actrice, « âme sœur » du metteur en scène, qui établit le contact – sentimental, sensuel, passionnel, obscur et vrai – avec l’espace de la création. Dans ce contact se noue et se renoue le fil entre le présent et le passé, « le fil jamais rompu qui circule à travers le temps et qui ramène à l’essentiel, au cœur duquel s’est d'emblée placé Feuillade ».

(8) Irma Vep (Olivier Assayas, 1996)

Le fil, l’ultime présence, c’est celle d’Assayas qui en dernier recours est, à travers mille présences, parentés et affinités intimes, au coeur poétique de tous ses films : dans la liberté de la trame narrative, dans les dialogues, dans le choix des lieux, dans l’élection des acteurs et son regard sur eux, dans son écriture, « processus organique de la création du film, non pas tel qu’il est fragmenté, mais tel qu’il est un, tel qu’il est un mouvement continu, de continuelle remise en question du début jusqu’à la fin, une seule et même chose étant toujours à l’œuvre c’est-à-dire la restitution du vivant par les moyens du vivant »... Chacun des films, sans exception, étant comme l’empreinte d’une étape dans une recherche personnelle, de rencontres, et tout à la fois d'une époque et de son aura romanesque et poétique.

« On traverse son époque comme on passe la pointe de la Dogana, c’est-à-dire plutôt vite... » La phrase de Debord sonne comme un injonction artistique et politique à faire du cinéma non un moyen de divertissement ou de pur spectacle, mais à y inscrire, tel le narrateur de la Recherche, « la grandeur de l'art véritable », qui est « de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie ».5

Qu’est-ce que le cinéma ? À cette question répétée à satiété par tous les théoriciens de son premier siècle, Assayas apporte ici une réponse qui n'est simple qu'en apparence : le cinéma est ce que le cinéaste en fait, pour explorer, extraire, envers et contre tout, pour « retrouver » et « ressaisir » du vivant.

  • 1Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris : Gallimard, 1975.)
  • 2Olivier Assayas, Une adolescence dans l’après-mai. Lettre à Alice Debord (Paris: Cahiers du Cinéma, 2005).
  • 3Robert Bresson, Notes sur le cinématographe.
  • 4Marcel Proust, Le temps retrouvé (Paris Gallimard, 19276)
  • 5Ibidem.

Ce texte a été publié originalement en préface de Présences. Écrits sur le cinéma, une publication des textes d'Olivier Assayas sur le cinéma, publiée par Gallimard en 2009.

 

Image (1) de L’heur d’été (Olivier Assayas, 2008)

Image (2) de Désordre (Olivier Assayas, 1986)

Image (3) de Les destinées sentimentales (Olivier Assayas, 2000)

Image (4) de L’eau froide (Olivier Assayas, 1994)

Image (5) de demonlover (Olivier Assayas, 2002)

Image (6) de HHH - Portrait de Hou Hsiao-Hsien (Olivier Assayas, 1997)

Images (7) et (8) de Irma Vep (Olivier Assayas, 1996)

 

Ce texte apparaît dans le contexte du State of Cinema 2020 / Olivier Assayas, vendredi 26 juin 2020 à 20h00 sur Sabzian. Plus d’informations sur la soirée ici.

ARTICLE
17.06.2020
NL FR EN
In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.