Notre reporter en République de Chine

Lorsque j'ai écrit ce texte, en 1984, personne ne s'était encore posé le problème de transcrire le nom de Hou Hsiao-hsien, dont les films n'avaient jamais voyagé : j'avais choisi le système pinyin, ainsi que pour les cinéastes historiques taïwanais. Hou devenait Hou Xiaoxian, Sung Tsu-chou devenait Sung Cunsho, Li Hsing : Li Xing et Pai Ching-jui : Bai Jingrui. J'ignorais que Taïwan, République de Chine, récuse le pinyin qu'impose la Chine populaire, et s'en tient au système classique, le Wade-Giles : j'ai donc aligné sur celui-ci tous les noms cités. Les Garçons de Fengkuei, jamais projeté en Occident, s'appelait encore All the Youthful Days. J'ai également rectifié.

(1) Hai tan de yi tian [That Day, on the Beach] (Edward Yang, 1983)

Taïwan, c'est la bureaucratie. Qu'on y passe la frontière, qu'on y change de l'argent ou bien encore qu'on y ait un rapport quelconque avec les autorités, c'est le règne de la paperasse, de l'examen tatillon, de la lenteur institutionnalisée. Il est vrai que Taïwan est un pays qui se considère en guerre, qui vit à l'heure de 1949 et s'imagine volontiers comme une sorte de Jerry face à son voisin, l'immense Tom, qui multiplie pourtant les gestes de bonne volonté, plus ou moins hypocrites. Contrairement à Hong Kong, beaucoup de militaires dans la rue et, comme souvent en Asie, des lycéens en uniforme. Taipei n'a pas grand-chose de marquant mis à part un hôtel monumental en forme de pagode et l'admirable collection impériale chinoise que le Kuomintang n'a pas manqué d'emporter dans ses bagages en quittant le continent. La ville est plate, sans grand caractère, même si, lorsqu'on vient de Manhattan-sur-Asie, on est frappé par l'espace, par l'absence de gratte-ciel, par les grandes avenues propices aux défilés, par les monuments hérités de la longue occupation par les Japonais. 

Dans la rue, pas d'Occidentaux ou presque. Aucune inscription britannique pour aider le voyageur. On ne parle pas anglais : on parle chinois. Taipei a un rythme provincial, loin des néons et du clinquant de Hong Kong. La ville est repliée sur elle-même, ralentie, et on ne peut, évidemment, s'empêcher de penser que, plutôt que dans les profondes rues de Kowloon, c'est dans les vieux quartiers de Taipei que se niche quelque chose de cette « vraie Chine » à laquelle font la chasse les voyageurs du Sud-Est asiatique. Mais c'est la vocation même de Taïwan que d'être un sanctuaire. 

Chen Kuo-fu, que j'ai rencontré au Festival de Hong Kong, est un jeune critique taïwanais fort respecté. Il m'a invité à Taipei et c'est chez lui que je séjourne, dans un intérieur traditionnel à la japonaise, un peu monacal : on dort par terre sur des nattes. Chen Kuo-fu, avec patience et efficacité, gère tout mon séjour. Il organise les projections, met sur pied interviews et dîners. Je n'aurai littéralement pas un instant de libre. 

Il faut dire que ce programme forcené est à la mesure de mon ignorance et de ma curiosité. Taïwan a en effet pour caractéristique méconnue d'être l'un des plus importants producteurs cinématographiques de la planète, autour de deux cents films par an ; et s'honore également d'un taux de fréquentation à tomber à la renverse. Ce qui signifie en particulier que son public est à la fois fidèle, conservateur et sensiblement plus âgé que celui des autres pays de la région. Ainsi de nombreux réalisateurs et comédiens de Hong Kong ont-ils pu prolonger leur carrière à Taipei quand on avait tendance à les oublier chez eux. 

Il y a également des facteurs économiques aux relations entre ces deux cinémas qui sont, d'abord, antinomiques. En effet le NTD (New Taiwan Dollar) ne s'exporte pas et les compagnies de Hong Kong ont toujours dû dépenser leurs bénéfices sur place, tournant d'ailleurs très volontiers dans les splendides décors naturels qu'offre l'île. Ainsi la compagnie de Chang Cheh qui écoula entre 1974 et 1975 les capitaux bloqués de la Shaw Brothers.. Ainsi Cinema City qui a produit l'année dernière un film d'auteur, That Day, on the Beach (1983) d'Edward Yang. Pourtant, tout sépare les deux industries. Autant celle de la colonie britannique produit un cinéma rapide, violent, sans foi ni loi, autant celle de Taipei, dépendante d'une censure très stricte et de subsides gouvernementaux, se doit d'être responsable et se fonde sur des valeurs avant tout littéraires. Les genres privilégiés du cinéma de Taïwan sont les genres traditionnels, mélodrame et réalisme poétique, destinés à l'usage local et peu prisés hors des limites de l'île. Ils ont produit le pire avec des cinéastes comme Pai Ching-jui, exemplaire de continuité dans la médiocrité prétentieuse et « artistique ». Mais ils ont aussi produit le meilleur avec Li Hsing et Sung Tsu-shou, dont l’oeuvre peu connue mérite un sérieux coup de projecteur. 

Pour des raisons diplomatiques, le cinéma de Taïwan n'a guère les honneurs des festivals internationaux. Ainsi, lorsque A Touch of Zen fut présenté au Festival de Cannes, cette production de la République de Chine portait la bannière de Hong Kong. Lorsque à Turin eut lieu une rétrospective du cinéma chinois, les films de Taïwan en furent exclus. Comme ils le sont systématiquement du Festival de Hong Kong. Chen Kuo-fu, qui est loin d'être un défenseur du régime du Kuomintang, se plaint amèrement du statut de paria diplomatique qui est celui du ressortissant formosan. Les formalités de visa pour à peu près tous les pays du monde sont intolérables de complexité, et l'absence de représentation légale de Taïwan dans la plupart des capitales entrave singulièrement la liberté de mouvement car tout déplacement implique le crochet par Taipei. Pourtant, l'absence de véritables lois sur la propriété artistique – le copyright n'existe pour ainsi dire pas – encourage une véritable boulimie culturelle. On traduit à Formose dans des proportions record, les cassettes vidéo ou musicales circulent massivement et les tirages de la presse sont impressionnants. Toutes les caractéristiques insulaires sont décuplées par le sentiment de claustrophobie que ne peut manquer de ressentir l'habitant de Taipei. 

Cette frénésie se retrouve dans la production cinématographique qui traverse aujourd'hui une période de profonde mutation. Voilà déjà quelques années que les films taïwanais sont boudés par le public chinois de l'exil en faveur de ceux de Hong Kong. Une relative désaffection de leur public national conduisant à une chute de la fréquentation et de la production est un phénomène récent. Lequel a provoqué par contrecoup l'émergence d'une nouvelle génération de cinéastes : quelque chose comme une nouvelle vague de Taïwan. 

Trois semaines avant que l'équipe des Cahiers ne débarque à Hong Kong, l'Arts Center et la revue Film Bi-Weekly avaient organisé un cycle du nouveau cinéma de Taïwan qui fit forte impression. Les jeunes réalisateurs et les critiques étaient unanimes : c'était aujourd'hui à Taipei que ça se passait. Ann Hui, Tsui Hark ou Allen Fong nous l'ont dit, la nouvelle vague de Hong Kong c'est du passé, à Taïwan les nouveaux cinéastes forment un véritable groupe et pratiquent un cinéma bien plus indépendant et audacieux que le leur. D'ailleurs, Film Bi-Weekly avait publié dans son numéro d'avril une table ronde réunissant la délégation de Taïwan et les jeunes cinéastes de Hong Kong : indéniablement un mini-événement était en train de secouer le cinéma chinois. 

À Taïwan, c'est aux bureaux de la Central Motion Pictures Corporation (CMPC) que je me suis rendu pour assister à une série de projections dans une sorte de minisalle dont je ne suis sorti qu'à la nuit tombée. La CMPC, c'est le plus gros producteur de l'île : c'est l'État. L'immeuble à l'architecture des années 40, le mobilier vieillot, l'aspect négligé, un peu grisâtre, l'indiquent suffisamment. Hsiao Yeh nous reçoit. Ce personnage clé du renouveau du cinéma local est le plus improbable des producteurs qui soient. Un peu comme Antenne 2, la CMPC est divisée en unités de production bénéficiant d'une certaine autonomie, Hsiao Yeh dirige depuis fin 1981 l'une de ces mini-structures, il a le titre bizarre de master planner et est responsable d'une équipe de cinq planners. Ils se réunissent une fois tous les quinze jours pour discuter à la fois des projets en cours et des idées ou des propositions nouvelles. Ils ont entre huit et neuf films à produire chaque année. « Mais c'est difficile de travailler à la CMPC parce que les directeurs se fichent de faire de bons films ou non. Tout ce qui les préoccupe, c'est de faire de la propagande gouvernementale. Et puis ils n'aiment pas trop donner leur chance aux jeunes réalisateurs. Ils préfèrent travailler avec des noms célèbres. D'ailleurs je n'aime pas cette expression « donner leur chance aux jeunes cinéastes » c'est plutôt nous qui avons besoin d'eux. » Timide, discret, s'effaçant derrière les cinéastes qu'il a aidés, Hsiao Yeh a pourtant suivi une trajectoire originale. Professeur de médecine à l'université de Taipei, il est venu sur le tard à la littérature et le succès de ses romans l'a conduit à devenir scénariste pour ce qu'il appelle la vieille génération des cinéastes de Taïwan. « Je n'ai pas envie d'en parler, ç'a été une très mauvaise expérience. » Déçu, il part aux États-Unis étudier la biologie moléculaire. C'est à son retour qu'il accepte l'offre de la CMPC qui lui permettra de produire dès 1982 In Our Time, le film-matrice du nouveau cinéma de Taïwan. Et dont l'ambition était de créer un courant d'air frais. Ce film constitué de quatre sketches devait en effet offrir à quatre cinéastes la possibilité de faire leurs preuves. Hsiao Yeh et son équipe choisirent parmi des diplômés d'écoles de cinéma occidentales, des réalisateurs de courts métrages et des transfuges de la télévision pour s'arrêter sur quatre noms : Edward Yang, Jim Tao, Ke Yi-chen et Chang Yi. Le sujet imposé était de raconter un épisode inspiré de sa propre enfance ou bien de son adolescence. 

(2) Guang yin de gu shi [In Our Time] (Edward Yang, Ko I-chen, Te-chen Tao & Yi Chang, 1982)

Prometteur, In Our Time n'est pas vraiment réussi. Mais il a bénéficié d'un véritable effet de surprise et obtenu un succès public très honorable qui tient à des raisons sociologiques évidentes. La nouvelle vague de Taïwan apparaît dans le même contexte que celle de Hong Kong : elle est l'expression de la première génération née et éduquée à Taïwan après la guerre civile chinoise. Succédant à des cinéastes exilés n'ayant jamais renoncé à leur identité continentale et perpétuellement à la recherche d'un passé perdu, il lui a fallu imposer une sensibilité taïwanaise tournée vers la réalité, vers le concret plutôt que vers le rêve ou le passé. On peut dire que In Our Time restera un jalon marquant le premier regard jeté par le cinéma sur la nature de Formose, vue en tant que pays et non en tant que bastion ou que musée. Parmi les quatre épisodes, deux surnagent, le premier signé Jim Tao, décrivant de façon originale la fascination d'un enfant pour les animaux préhistoriques, et le second, celui d'Edward Yang, racontant l'amitié d'un petit garçon à lunettes et d'une fille plus âgée. Jim Tao malheureusement échouera dans son passage au long métrage, réalisant un film assez morne intitulé The Bike and I tandis qu'Edward Yang s'est imposé avec That Day, on the Beach, tourné l'année suivante comme l'un des meilleurs espoirs du cinéma de Taïwan. 

Le succès de In Our Time a encouragé Hsiao Yeh à renouveler l'expérience avec The Sandwich Man, dont le projet est sensiblement différent puisqu'il s'agit cette fois de l'adaptation de trois nouvelles d'un grand romancier taïwanais, Huang Chun-ming. À des titres divers, chacun des épisodes est réussi, celui de Hou Hsiao-hsien comme celui de Wan Jen ou celui de Tsang Jong-cheung. Hou Hsiao-hsien, auteur de l'épisode-titre, n'est pas à proprement parler un débutant. Il n'a pas fait d'école de cinéma américaine et n'est même vraisemblablement pas sorti de Taïwan : il a travaillé très jeune comme technicien et a réalisé quelques films de série. Insatisfait, il a accepté l'offre de Hsiao Yeh d'opérer un virage radical : son court métrage est le plus riche et le plus audacieux des trois et il a tourné, depuis, Les Garçons de Fengkuei (1983), certainement l'oeuvre la plus aboutie qu'ait produite la nouvelle génération de Taïwan. Wan Jen, réalisateur d'un sketch à la De Sica qui a eu de gros problèmes avec la censure car il ridiculise des coopérants militaires américains, est lui aussi passé au long métrage avec Ah Fei, un très beau mélodrame bien reçu par le public. Tsang Jong-cheung, qui raconte l'histoire de deux démarcheurs de cocottes-minute japonaises finissant par leur sauter à la figure, a réalisé depuis Nature is Quite Beautiful et prépare déjà un autre film produit par Hsu Feng, la star féminine des films de King Hu.

(3) Er zi de da wan ou [The Sandwich Man] (Hou Hsiao-Hsien, Wan Jen, Tseng Chuang-hsiang & Zhuangxiang Zeng, 1983)

À la sortie de la projection-marathon, les trois co-auteurs de The Sandwich Man sont là et je vais dîner en leur compagnie dans un restaurant in de Taipei, DD's. DD's, c'est épatant, on se croirait dans un épisode de Dallas. C'est un restaurant français au look Beverly Hills, on y mange, dans de la porcelaine, avec des fourchettes et des couteaux, une parodie de nourriture hexagonale, tout en ayant loisir d'apprécier en connaisseur les reproductions de dessins d'Aslan qui ornent les murs. La lumière tamisée, les JR et les Sue Ellen chinois, c'est indescriptible. Il est évident que l'arrivée d'un journaliste de cinéma français est une sorte d'événement à Taïwan ou l'animal n'avait plus été repéré depuis la dernière visite de Pierre Rissient. À quoi on ajoutera le prestige des Cahiers du cinéma auprès d'un groupe de cinéastes qui ne jurent que par le cinéma européen. 

Les jeunes cinéastes de Taipei ont deux contre-exemples. Hollywood qu'ils abhorrent. Et Hong Kong qui, en résumé, leur semble une entreprise d'abrutissement collectif. Pour excessifs que soient ces jugements, on les comprend sans peine. C'est l'impérialisme culturel des uns et des autres qui les suscite et il n'y a rien d'étonnant à ce que les cinéastes de Taïwan se sentent plutôt proches des différentes avant-gardes européennes – même si elles ont vingt ans – ou des réalisateurs de Chine populaire, comme Xie Jin – malgré leurs réserves. En tout cas, ils ont rayé de leur palette le cinémascope de rigueur du cinéma hongkongais en faveur du 1:85 et rêvent tous du son direct quoique aucun d'entre eux n'ait encore vraiment pu l'utiliser : à Taïwan, c'est un luxe à la limite de l'extravagant. Tel est l'axe commun des nouvelles vagues : la table rase des accessoires narratifs du passé, des maniérismes vieillis, des genres et des codes. Seule valeur qui subsiste : la sensation. Ce n'est qu'à partir de ce qu'on sait avec certitude être vrai ou pertinent qu'on reconstruit un univers de cinéma. 

Dans Les Garçons de Fengkuei, Hou Hsiao-hsien en offre le meilleur exemple. Ce récit à la Pasolini première manière d'une adolescence violente dans un village de pêcheurs, semi-autobiographique, est une tentative de poésie réaliste dans tout le cinéma asiatique. Il y a là une force brute, un instinct de cinéaste, un regard sur les lieux et les gens, une lucidité qui indiquent bien que quelque chose est en mutation. « Je ne m'intéresse plus à la narration. J'essaye simplement de rendre un point de vue objectif. J'aime les plans-séquences. C'est comme lorsque dans la rue vous assistez à un accident ou à une bagarre, il y a un seul point de vue, le vôtre, en continuité. C'est à partir de cela que vous vous rappelez l'expérience. Aussi, c'est comme ça que j'ai choisi de filmer. » Le seul à ne pas parler anglais, Hou Hsiao-hsien, est la personnalité la plus marquée du groupe. Trapu, un visage rond, souriant, il s'exprime avec un mélange de conviction enflammée et de précision méthodique. Cinéaste « naturel », son discours autodidacte est un mélange d'intuitions fulgurantes et de prises de position auteuristes qui dans sa bouche paraissent neuves. « J'ai essayé de restituer les peurs de mon adolescence. À cet âge-là, j'ai vécu plusieurs années dans la confusion. Je faisais beaucoup de choses et je n'allais au bout de rien. Toutes les scènes de bagarre sont autobiographiques. Celle où la mère lance un couteau vers son fils aussi. La plupart des séquences ont été tournées de façon très spontanée. Lorsque j'ai choisi mes comédiens, j'ai tenu à ce qu'ils soient un véritable groupe d'amis dans la vie. Toutes les répétitions ont eu lieu dans les décors naturels du film et je leur ai donné très peu d'indications. Pour moi, le réalisme ce n'est pas reconstituer un événement. C'est plutôt restituer une expérience au travers de sa propre perception. De ce point de vue, le cinéma européen m'a beaucoup aidé. Il m'a appris grâce à des films comme À bout de souffle de Godard ou Loulou de Pialat à me défaire des contraintes de la logique et des obligations du montage. J'ai appris à me débarrasser des plans inutiles. »

(4) Feng gui lai de ren [The Boys from Fengkuei] (Hou Hsiao-Hsien, 1983)

La force des nouveaux cinéastes de Taïwan est qu'ils forment un groupe uni, qu'ils collaborent les uns avec les autres, apparaissent à l'occasion dans les films des amis. De ce point de vue l'aspect provincial de Taipei est un atout. Ils se voient sans cesse et constituent un front uni face à une industrie à la fois intéressée (leurs films sont rentables) et méfiante (leurs idées et leurs méthodes de travail ne sont pas les siennes). Wan Jen, Edward Yang, Hou Hsiao-hsien, Tsang Jong-cheung et leurs amis ne font pas qu'une alliance tactique. Au-delà de leur sensibilité propre qui est bien sûr diverse, ils partagent une véritable conception du cinéma, des idées qu'ils échangent et, surtout, une approche à la fois éthique et morale de l'image, qui les sépare radicalement de la génération qui les précède. Et qu'ils rejettent en bloc, à l'exception de Sung Tsu-chou qui est généralement considéré sinon comme leur modèle, en tout cas comme leur précurseur. De toute manière, il fait partie de la famille et le lendemain, lorsque je me fais projeter son film The Dawn (1960), à la CMPC, en sa présence, la nouvelle vague de Taïwan est là au grand complet. 

Lorsque je demande à Edward Yang ce qu'il pense de King Hu, qui fait généralement l'unanimité parmi les cinéastes chinois, je suis assez surpris de n'obtenir que des mimiques de perplexité désapprobatrice : « Je pense que c'était un bon comédien avant qu'il ne passe à la mise en scène. » King Hu  a de plus en plus de mal à tourner et Li Hsing, depuis l'échec de The Wheel of Life,1 a – paraît-il – renoncé à la réalisation pour se consacrer à la production. L'apparition d'une nouvelle génération n'est sans doute pas étrangère à leur déclin. Il y a pourtant quelqu'un qui fait le trait d'union entre anciens et modernes, entre Hong Kong et Taïwan, entre la télévision et le cinéma, entre Ann Hui, Tsui Hark et la nouvelle vague, et même entre Cinema City et le nouveau cinéma de Taïwan : c'est Sylvia Chang. Je la retrouve en compagnie d'Edward Yang : elle a produit son film et elle en est l'interprète principale. Sylvia Chang est une star. Un charme fou, un air d'adolescente alors qu'elle a déjà derrière elle toute une carrière, elle a suivi une voie exemplaire. 

Depuis ses débuts à l'âge de dix-neuf ans, elle a joué dans une soixantaine de films réalisés par les noms les plus prestigieux du cinéma chinois : King Hu (Legend of the Mountain), Li Hang-hsiang (Le Rêve dans le pavillon rouge), Li Hsing, Pai Ching-jui et bien d'autres. Elle a réalisé elle-même un film pour la Golden Harvest, une histoire d'amour intitulée Once Upon a Time dont elle ne garde pas un très bon souvenir, et elle a produit le premier film d'Ann Hui, The Secret (1979), dans lequel elle jouait également. Sylvia Chang a eu un rôle essentiel dans l'apparition d'une nouvelle génération de cinéastes à Taïwan en produisant – bien avant que grâce à Hsiao Yeh la CMPC engage de jeunes réalisateurs – une série télévisée intitulée Eleven Women, composée de onze épisodes réalisés par onze nouveaux auteurs. « J'en avais vraiment assez de la télévision de Taïwan. J'étais sûre qu'on pouvait faire mieux que ça. Je connaissais plusieurs assistants qui voulaient devenir réalisateurs, mais ça ne suffisait pas, il m'en fallait onze ! Grâce à Sung Tsu-chou, j'ai rencontré Ke Yi-chen et par lui j'ai rencontré les cinéastes de la future nouvelle vague. C'était une tentative très risquée pour tout le monde et moi la première. Les responsables de la chaîne, étaient plus que sceptiques. Mais la presse nous a facilité les choses : c'est devenu une sorte de débat public. Évidemment, j'avais à l'esprit que la nouvelle génération de Hong Kong s'était fait connaître grâce à la télévision ; pourquoi les réalisateurs taïwanais n'auraient-ils pas la même opportunité ? Ç'a été une période très excitante. Tout le monde voulait y mettre le meilleur de lui-même. Nous étions tous très proches, il y avait deux équipes techniques qui travaillaient en permanence avec un budget minuscule. Chaque cinéaste avait entre dix et quinze jours de tournage pour son épisode, sauf Edward Yang qui en vingt-deux jours a tourné deux épisodes à la fois. » Cosmopolite, très occidentalisée, Sylvia Chang a un genre plutôt Hong Kong que Taïwan. Sans doute est-ce pourquoi elle alterne ses activités entre les deux villes. Après Eleven Women qui, malgré son succès, lui a fait perdre de l'argent, elle renonce à la production pour un temps, acceptant l'offre de Cinema City d'interpréter l'un des rôles principaux de Aces Go Places, une comédie populaire à grand spectacle, aux côtés de Sam Hui et de Mak Kar. Son association avec Cinema City ne s'arrête pas là puisqu'elle les représente à Taïwan où elle a employé leurs capitaux bloqués pour produire quatre films. « Ils avaient besoin à Taïwan de quelqu'un qui change leur image de marque, qui leur donne un peu de prestige. Leur succursale était ouverte depuis trois ans, mais elle ne produisait qu'un film par an et ils voulaient prendre un peu plus d'importance. Et puis mes réalisateurs favoris avaient besoin d'un nouveau coup de pouce... (Rires.) Je pensais que Ke Yi-chen et Edward Yang étaient prêts pour faire un long métrage. Celui de Ke était une comédie policière, cela ne posait pas de problème. Mais par contre j'avais des doutes quant au potentiel commercial de That Day, on the Beach. Et puis Edward Yang m'avait demandé de tenir le rôle principal. J'avais des scrupules et j'ai proposé à Cinema City de faire entièrement produire le film par la CMPC. Ils m'ont dit : « Non. Si vous y croyez suffisamment pour jouer dedans, c'est que le film est bon. Vous devez le coproduire. » Je dois dire que Cinema City m'ont laissée très libre. Je leur en suis très reconnaissante, ils ne sont jamais intervenus. Mais récemment nous avons eu quelques désaccords. Et nous nous sommes séparés à l'amiable. » Contrairement à d'autres productrices-actrices comme Xia Meng ou Xu Feng, Sylvia Chang parvient à mener de front ses deux carrières. Elle est l'interprète du prochain film de Tsui Hark et souhaite ouvrir par la suite un atelier de production à Taïwan similaire à celui de Tsui Hark à Hong Kong. « Ce serait une structure de production indépendante des studios. Par exemple, la Shaw Brothers pourrait nous commander des films. Et au lieu d'être son employée, je serais fournisseur. J'apporte le projet avec un budget. S'il est accepté je reste seul maître de la production jusqu'à la livraison de la copie. Le réalisateur et son équipe n'auraient pas à traiter avec eux et pourraient conserver leur énergie pour leur travail créatif. » 

La meilleure réussite de la politique auteuriste de Sylvia Chang est sans conteste That Day, on the Beach d'Edward Yang. Cette fresque de plus de trois heures se déroulant sur plus de vingt ans est sans doute le projet le plus ambitieux qu'ait produit la nouvelle génération. Productrice talentueuse, Sylvia Chang prouve qu'elle est aussi une comédienne inspirée et Edward Yang s'impose, avec Hou Hsiao-hsien, comme l'une des valeurs les plus sûres du cinéma de Taïwan. That Day, on the Beach n'est pas ce qu'on appelle un film abouti. Souffrant de défauts de construction liés en particulier à un usage immodéré de flash-back en tiroir et, peut-être, à une excessive préciosité du cadre, cela n'en est pas moins un film exceptionnel et on regrette très fortement qu'il n'ait été choisi par aucune sélection à Cannes (ainsi d'ailleurs que Les Garçons de Fengkuei). Car ces défauts sont l'envers de qualités remarquables, à la fois plastiques – l'esthétique du film est très « japonaise » – et dramatiques, le jeu des comédiens, l'intelligence du dialogue et de la durée narrative sont absolument virtuoses et manifestent un grand talent de cinéaste en germe. La démarche d'Edward Yang est plus proche de la nouvelle vague de Hong Kong que de celle de Taïwan même s'il s'inscrit de plein droit dans celle-ci. En effet, il a non seulement étudié le cinéma aux États-Unis mais il y a vécu onze ans. Il a voyagé en Europe, il a d'emblée une sensibilité de cinéaste international qui est aussi celle – par exemple – d'Ann Hui. Bien sûr, on voit et on comprend Taïwan mieux que nulle part ailleurs dans That Day, on the Beach. Mais c'est un Taïwan glamour, sophistiqué, loin des préoccupations d'identité nationale qui sont celles de Hou Hsiao-hsien ou bien de Wan Jen. Du fait de son talent particulier et de son inspiration, Edward Yang est un cinéaste à part. « J'ai étudié pendant un an á USC (University of Southern California, Los Angeles). Mais je n'ai pas achevé mes études. D'abord je n'avais pas d'argent, et puis je n'étais pas d'accord avec leur façon d'enseigner le cinéma. Ils vous apprennent la méthode hollywoodienne. Si vous n'avez pas cet esprit-là, vous passez un mauvais moment. Je suis rentré à Taïwan en 1974. J'ai une formation d'ingénieur, ç'a été mon premier métier avant de débuter grâce à Sylvia Chang en tournant deux épisodes de Eleven Women. » Le succès de la série, puis de son épisode dans In Our Time, a permis à Edward Yang de mener une carrière très rapide. Présenté aux festivals de Toronto, Houston, Manille, That Day, on the Beach s'est depuis révélé le meilleur produit d'exportation du nouveau cinéma de Taïwan. « La longueur du film est exceptionnelle, il y a très peu de précédents à Taïwan. Alors que le film était encore en production, c'est devenu un sujet de débat : faut-il respecter la volonté de l'auteur plutôt que celle de l'exploitant ? Par la suite, il était difficile de revenir en arrière. Si le film était sorti dans une version réduite, le public aurait pensé qu'on le volait, qu'on lui présentait un film mutilé. Pour ma part je le trouve un peu long…  » 

Christopher Doyle, l'opérateur australien d'Edward Yang, nous rejoint. Il tenait à me rencontrer car il connaît bien Paris où il a une petite amie qui vit près de la gare de Lyon. Il parle quelques mots de français et fait régulièrement des allers et retours à bord d'avions-cargos assurant la liaison Taipei-Luxembourg et acceptant quelques passagers à des prix défiant toute concurrence. Il a apporté avec lui une bouteille de beaujolais nouveau provenant directement de « la gare de Lyon ». Le rôle de Christopher Doyle dans That Day, on the Beach n'est pas négligeable. La précision et l'originalité de sa lumière contribuent grandement au ton unique du film. Edward Yang insiste beaucoup sur l'apport d'un directeur de la photo qui était prêt à prendre des risques, à innover pour trouver le climat du film. « Il faut être très exigeant et très précis lors du tournage car à Taïwan le travail de post-production est incroyablement court. J'ai disposé de deux semaines. Bien sûr, j'ai commencé à monter pendant le tournage mais il restait à faire une version définitive, à post-synchroniser, à bruiter et puis tout le travail de laboratoire. Les dates de sortie sont fixées très longtemps à l'avance. Les financiers n'aiment pas que leur argent reste immobilisé trop longtemps, alors ils le donnent le plus tard possible et n'acceptent pas que la sortie puisse être reculée. » Nous nous séparons tard, non sans avoir achevé la bouteille de Christopher Doyle. 

Les nouveaux cinéastes vont et viennent, les nouvelles vagues passent et ne remplissent pas toujours les espoirs qu'on peut fonder sur elles : mais une chose est certaine, l'apparition d'un groupe de réalisateurs partageant les mêmes valeurs, les mêmes ambitions, la même passion est la meilleure chose qui puisse arriver à un cinéma. Et on reparlera de celui de Taïwan.

C'est le directeur de la Central Motion Picture Corporation lui-même qui me raccompagne à l'aéroport Tchang Kai-chek à bord de sa BMW. Wan Jen m'accompagne ainsi que Chen Kuo-fu et une journaliste d'un quotidien local, Gretchen Yang, qui m'interviewe sur mes impressions de voyage. On traverse le magnifique horizon de collines verdoyantes entourant Taipei. Je prends le dernier avion de l'après-midi pour Hong Kong où j'arrive au crépuscule, la baie, l'île, Kowloon : un paysage familier.

  • 1The Wheel of Life, 1983. Réalisé par King Hu, Li Hsing, Pai Ching-jui. Réponse de la vieille génération aux films collectifs du Nouveau Cinéma taïwanais.

Ce texte a été publié originalement dans Présences : Ecrits sur le cinéma (Paris: Gallimard, 2009). 

Un grand merci à Olivier Assayas

 

Image (1) de Hai tan de yi tian [That Day, on the Beach] (Edward Yang, 1983)

Image (2) de Guang yin de gu shi [In Our Time] (Edward Yang, Ko I-chen, Te-chen Tao & Yi Chang, 1982)

Image (3) de Er zi de da wan ou [The Sandwich Man] (Hou Hsiao-Hsien, Wan Jen, Tseng Chuang-hsiang & Zhuangxiang Zeng, 1983)

Image (4) de Feng gui lai de ren [The Boys from Fengkuei] (Hou Hsiao-Hsien, 1983)

 

Ce texte apparaît dans le contexte du State of Cinema 2020 / Olivier Assayas, vendredi 27 mars 2020 à 19h30 au Cinema Palace, en présence d'Olivier Assayas. Plus d’informations sur la soirée ici.

ARTICLE
11.03.2020
NL FR
In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.