Le père
Dans le film Bruxelles-transit, je suis sensé interpréter le rôle du père de Samy Szlingerbaum. Pour moi, c'était le rôle de mon père. Et donc, c'était moi il y a trente ou quarante ans.
C'était pour moi une plongée dans un passé que je n'avais pas connu, comme une réincarnation. J'ai vécu et senti cela pendant toute la durée du tournage, comme une thérapeutique cinématographique.
Le véhicule du film, ce n'était pas une histoire avec des événements. C'était une perception liée à un sentiment : l'amour qu'éprouve un fils à l'égard de sa mère, et qui ne peut l'exprimer qu'en lui consacrant un film. (Cette sorte de cinéma-thérapie, Szlingerbaum l'avait déjà tentée, différemment, avec Le 15/8)
J'ai souvent voulu raconter l'histoire de mes parents enfuis de Pologne à la montée du nazisme. Je ne connais pas leur histoire. Pendant plus de trente ans, nous n'avons pas échangé beaucoup de paroles. Les récits sont perdus, les documents ont disparu, les photos restent indéchiffrables. Mes parents sont morts et je ne connaîtrai probablement plus leur histoire.
Mes parents parlaient polonais entre eux, et parfois le yiddish. Nous étions six enfants – six frères – à ne pas connaître nos deux langues maternelles ni nos pays d'origine.
Je dis connaître, et non comprendre, car, sans parler ces langues, nous comprenions fort bien ce que nos parents chuchotaient entre eux qu'ils ne voulaient pas nous laisser entendre.
Dans Bruxelles-transit, la gare, l'appartement, la cave, la cuisine, ce sont bien ces lieux où j'ai vécu mon enfance, ou mon père travaillait, où ma mère cuisinait. Ces lieux qui continuent à vivre encore aujourd'hui, à peine un peu plus délabrés qu'hier. A la différence près qu'aujourd'hui, ce ne sont plus les mêmes qui les habitent.
L'émigration a continué. Elle continue. Les juifs plus ou moins pauvres ont fait place aux maghrébins. La gare du Midi est toujours ce lieu triste du transit, du provisoire, de la clandestinité. Du rêve et du souvenir.
A aucun moment dans le film, nous ne sommes dans une ville, dans Bruxelles-ville. Comme dans les œuvres de Kafka, on est ici ailleurs, c'est-à-dire nulle part ou n'importe où. Mais de ce lieu de passage, de cette absence de lieu, la mère de Samy la voix dans le film fait un royaume (ma medinah), un refuge, un terrier. Elle y puise son énergie, mène son combat, de peur de s'aventurer dans la ville qui la mangerait, l'assimilerait et lui ferait perdre du coup son identité.
Une voix qu'on ne voit pas raconte un récit qu'on ne montre pas, qu'on fait semblant d'illustrer. Aux souvenirs et aux fantasmes de la mère se surajoutent et se mélangent ceux du fils.
Bruxelles-transit relève sans conteste du récit autobiographique. Ni tout à fait documentaire ni tout à fait fiction, ni tout à fait présent, ni tout à fait reconstitué, il prend corps d'un peu tout cela, mais aussi de quelque chose d'indéfinissable et d'impalpable qui tient du souvenir. L'originalité (et l'authenticité) du film ne réside pas ici dans la justesse de la reconstitution, mais dans la mise en évidence de quelques détails, et justement dans ce flou nébuleux qui erre entre ces frontières imprécises et mal effacées d'une vérité impossible à cerner. Pas étonnant que les héros du film ressemblent davantage à des silhouettes, à des ombres fantomatiques, qui ne parlent pas ou presque : juste quelques mots prononcés en français lorsqu'ils sont confrontés à d'autres personnages (la voisine, la boulangère, l'agent de police), ceux-ci davantage caricatures de ce monde étrange. Mieux vaut se taire et rester caché. Cette volonté de non-communication (et pas seulement pour une question de langues, donc), nous la trouvons magnifiquement illustrée dans les scènes de la boulangerie (elle veut y faire cuire des gâteaux juifs) et de l'agent de police (il lui demande de se mettre en règle, de s'inscrire à la commune), courtes paraboles qui font aussi penser au cinéma muet, aux films de Chaplin.
Il devenait donc fondamental que le film parle et que cette parole vienne d'ailleurs, hors de l'image. Et dans une langue différente. Le yiddish. Langue de l'exil et de la dispersion, lambeaux de langue, née dans les ghettos et liée au destin tragique des juifs, et à leur souffrance. Résurgence plaintive des camps de concentration. Langage de toute une génération éteinte ou en train de s'éteindre et vouée à disparaître avec elle.
Cette parole, cette voix, ce chant est tout le film, et l'image n'est que le support de cette voix. C'est elle qui entraîne les images tantôt dans un passé proche mais déjà oublié, tantôt hors du passé qui les hante, et qui fait trembler ces images. Tremblement imperceptible au début (associé à des images sombres, comme sorties des ténèbres) et beaucoup plus perceptibles à la fin : image graineuse et claire, carrément tremblée d'une caméra tenue à la main.
Passer du noir au blanc (à l'aide du noir et blanc), sortir des ténèbres en fouillant le passé et son propre intérieur, arracher des fragments d'histoire c'était déjà les intentions sous-jacentes de deux de ses films antérieurs : La brocante et Le 15/8 telle se manifeste la tentation archéologique de Samy Szlingerbaum, propre aux juifs, parce que la découverte du passé, ainsi que sa conservation (le film, par exemple) est preuve d'identité et condition de survie.
« De tous les juifs occidentaux, je suis autant que je sache, le plus typique, c'est-à-dire, en exagérant, que je n'ai pas de seconde paix, que rien ne m'est donné, qu'il me faut tout acquérir, non seulement le présent et l'avenir, mais encore le passé, cette chose que tout homme reçoit gratuitement en partage : cela aussi je dois l'acquérir, c'est peut-être la plus dure besogne » (Kafka, lettre à Milena).
Bruxelles-transit se divise en trois parties. La première est davantage documentaire. Elle nous présente le décor et l'espace, le lieu du transit. Elle peut sembler stéréotypée, intellectuelle. Mais vient aussitôt la deuxième, qui vient rompre l'apparente gratuité ou systématique de la première : c'est l'introduction de la fiction : l'histoire est ici reconstituée par une fiction minimale : les acteurs, qui n'étaient apparus au début que comme des figurants, se mettent soudain à prendre vie, et donner quelque raison au texte. La dernière partie, c'est le présent. Caméra subjective et quelque peu lyrique. L'image ici se confond avec l'émotion, se détache de tout code pour prendre une existence propre.
Fiction de la reconstitution, mais confrontée au présent, Bruxelles-transit parle d'aujourd'hui. Tournée dans des décors réels avec des acteurs de maintenant, l'histoire s'est en quelque sorte rejouée sur son propre terrain, s'est répétée, mais pas exactement de la même façon. Les rues, les quais, les valises, les coiffures, les vêtements, tout est pareil mais différent aussi. Les trains sont d'autres trains. Le chef de gare est un autre chef de gare. L'histoire continue. L'émotion est la même. Les émigrants continuent d'arriver, les trains de rouler. Le transit d'hier, c'est aussi celui d’aujourd’hui, avec les mêmes problèmes de papiers, de travail, avec les mêmes peurs.
Sans ce présent, le film ne serait qu'un ramassis de souvenirs sans ossature, sentimentaux et mélodramatiques.
Bruxelles-transit n'est pas un exercice de style. C'est un film d'une extrême simplicité. Pudique et distancié. Partagé entre l'humour de quelques détails et la tristesse et l'angoisse de la toile de fond.
Il est difficile pour moi d'en dire plus, au sujet de ce film. J'y suis entré et je puis difficilement en sortir. Il y a en effet une autre histoire tragique qui se dessine derrière Bruxelles-transit : entrer dans ce film, c'était entrer dans l'Histoire, et y demeurer.
Janvier 1980
Ce texte a été publié dans Adolphe Nysenholc (ed.), Samy Szlingerbaum (Bruxelles-Transit) (Bruxelles: Editions Complexe, 1989).
Un grand merci à Boris Lehman
Le jeudi 3 décembre 2020, KASKcinema et Sabzian présenteront Bruxelles-transit en ligne. Plus d’informations au sujet de la projection ici.