De la pratique de la critique
Pour certains de ma génération, Serge Daney fut le critique de cinéma qui écrivait avec passion sur des films qu’il n’avait jamais vus, sur des représentations fictives d’enfants qu’il n’avait jamais été, et qui se méfiait des belles images ne suscitant que l’ennui. Pendant des années, Daney fut admiré comme critique phare d’une époque aujourd’hui disparue, le porte-parole d’une lignée d’écrivains de cinéma qui s’engageaient dans une réflexion sur le cinéma avec passion et conviction, avec chaque fibre de leur être ; qui n’ont pas hésité à rejeter la théorie de l’auteur (l’auteur, comme disait Daney, a toujours servi à nier les enjeux politiques de classe), s’il s’agissait de critiquer des idoles des Cahiers du cinéma (notant, à un moment donné, que ce dernier manifestait « un certain mépris pour l’imagination »1 ), ou de remettre en cause le statu quo esthétique. Grâce à Daney, nous pouvions être bornés, polémiques, assurés ; nous pouvions même discuter de films que nous n’avions pas vus (à commencer par son texte emblématique sur le travelling dans Kapò de Gillo Pontecorvo), et nous pouvions mettre fin à tout débat en maintenant que telle ou telle œuvre ne valait pas la peine d’être regardée — le droit de ne pas regarder étant également quelque chose qu’il nous a appris. En même temps, depuis ma partie du monde, L’Amérique du Sud, Daney nous a aussi facilité la découverte de films qui ne seraient jamais projetés nulle part sur le continent, mais que nous pouvions imaginer et reconstituer à travers ses écrits.
Dans un entretien réalisé par Charles Tesson et Emmanuel Burdeau en 2000, Jean-Luc Godard faisait remarquer que Daney fut l’un des derniers critiques de film à faire de la description une manière de voir (ou revoir) un film, une dimension aujourd’hui disparue : « le film n’est plus vu »,2 disait-il. On pouvait observer cette tendance à interpréter la critique cinématographique comme un acte magique ou alchimique — créer un film à partir d’adjectifs, de détails, de phrases et d’émotions — partout dans les écrits de Daney. Influencé par le « je », par la défense d’une subjectivité politique et par le rapport entre le cinéma et les souvenirs intimes, singuliers, il proposait une nouvelle forme de relation aux films — une relation fondée sur ses propres réminiscences, qui constituaient aussi une forme de jugement esthétique en phase avec ce que David Bordwell a défendu comme étant la fonction même de la critique cinématographique : se concentrer sur l’évaluation et l’appréciation. Dans chaque texte, qu’il soit court ou long, qu’il soit axé sur un film ou non, Daney faisait exactement cela : il évaluait et il appréciait. Pourtant, tous ceux d’entre nous qui expriment une admiration pour ses écrits ne le saluons pas tant pour ses jugements de valeur que pour la manière dont il se positionnait : pour son ton, sa conviction politique, son audace et sa volonté, ainsi que pour sa défense du lien indissoluble entre critique et spectateur ; une filiation sensible qui, comme le soulignait Godard, était déjà éteinte au début du XXIᵉ siècle.
Le talent magique de Daney fut de pouvoir écrire d’une façon qui projetait les formes d’un film dans l’esprit du lecteur. Il pouvait construire une analyse fondée sur des valeurs, centrée sur des éléments précis d’un film, comme dans ses textes sur One from the Heart de Francis Ford Coppola (sur le piège de l’artifice) ; 36 Fillette de Catherine Breillat (sur le sens de la provocation) ; et Conte de printemps de Rohmer. Il nous transportait aussi dans les coulisses des tapis rouges lors de ses reportages de festivals, surtout à Cannes, tout en nous plongeant dans les films par leurs qualités affectives, esthétiques et symboliques. Daney veillait à ce que la critique ne porte pas seulement sur le film lui-même, mais qu’elle capte aussi l’expérience du spectateur-critique dans la salle de cinéma — voire ailleurs, dans ce que l’on pourrait appeler le domaine élargi d’un film, au-delà de sa durée, dans les échos qui réverbèrent après la séance. « Si le film est pour moi, je suis pour le film : en face de lui et à l’intérieur de lui »,3 disait-il en parlant d’un film de Rossellini. Et, à partir de ce postulat, Daney faisait de nous ses complices, des frères et sœurs, des voyeurs de sa propre expérience. Nous ne lisions pas sur le cinéma, mais sur les films tels qu’il les voyait.
En tant que critique d’un temps désormais révolu, les textes de Daney nous ont situés dans le rôle du spectateur — qui est aussi, à la fois, celui du critique — un rôle qui existe sous deux formes : « sous forme de corps inerte parmi les autres et sous forme de regard vif parmi les plans ».4 Son amour des interstices justifiait l’existence de la critique, et c’est dans ce geste imaginatif de Daney que nous essayons de nous situer, réclamant le temps pour qu’un film mûrisse dans le corps, par la stupeur, le choc ou la tendresse, et invoquant une forme d’écriture critique prête à éclairer. Dans un texte de 1974, Daney écrivait qu’être critique impliquait la capacité de spécifier le terrain concret sur lequel on intervient, en adoptant une position. Et c’est ce lieu du spectateur-critique que Daney nous exhorte à ne pas perdre — avec tout notre corps, avec notre mémoire et avec notre sensibilité personnelle.
- 1Serge Daney, « Le travelling de Kapò », Trafic no 4 (automne 1992).
- 2Emmanuel Burdeau et Charles Tesson, « Avenir(s) du cinéma : Entretien avec Jean Luc Godard », Cahiers du cinéma (novembre 2000), p. 42.
- 3Serge Daney, L'Exercice a été profitable, Monsieur, P.O.L., 1993, p. 32.
- 4Ibid., p. 32.
Image de Moonfleet (Fritz Lang, 1955)