Bernhard Edmond
Né à Halle en 1919-1954
« Rien ne peut fixer le fini entre les infinis qui l'enferment et le fuient. » Cette formule de Pascal peut fort bien s'appliquer aux films d'Edmond Bernhard, le plus génial cinéaste que la Belgique ait connu. Son œuvre entière tient essentiellement en cinq courts métrages réalisés entre 1954 et 1972, qui totalisent moins de deux heures de projection : Lumière des hommes (1954), Waterloo ( 1957), Belœil, ou Promenade au château de Belœil (1958), Dimanche (1963) et Échecs (1972).
Chez ce cinéaste autodidacte (on devrait dire plutôt poète ou stylite), chaque parcelle d'image, le moindre détail de lumière ou de mouvement de caméra, ont été pensés, testés rigoureusement, et composés avec la précision, l'intelligence et la sensibilité d'un maître, donnant à ses films une magnificence hallucinante et proprement spirituelle. Un film d'Edmond Bernhard est une chose importante et non un objet de consommation ou d'art que l'on façonne avec plus ou moins de soin selon les modes en vigueur.
Pendant que d'autres s'épuisent à faire, sans réfléchir, des films, Bernhard tel un yogi s'interroge et sa caméra participe à son interrogation. Lumière des hommes était un film sur la messe. Sobre et surprenant. Bressonien. Waterloo et Belœil qui, entre les mains de quiconque seraient devenus de banals documentaires touristiques, sont autant de méditations poétiques sur
la vanité des choses et de la vie. De l'anodin, d'un arbre qu'on abat, d'une visite de musée, Bernhard fait surgir, tel un alchimiste ou magicien transfigurant le réel, l'Histoire et le Temps, s’attardant davantage sur la poussière qui recouvre les vitrines, les mots sans signification d'un guide, la chevelure d'une jeune fille qui s'admire dans un miroir, les feuilles mortes qui jonchent le sol ou les oiseaux qui tournoient dans le ciel indifférent aux batailles et aux sentiments des hommes.
Partitions musicales, devrait-on dire. Dimanche devait être au départ un film didactique évoquant le problème des loisirs. Bernhard « détourne » la commande et déjoue le piège du film « à thème ». Sans le recours d'aucun commentaire, usant d'images extraordinaires sublimant des lieux communs (l’ennui du dimanche, la relève de la garde, des enfants qui jouent, un coureur dans un bois, un match de football...), il construit par un montage savant une œuvre exceptionnelle sur le sentiment du vide et de fossilisation du monde.
Edmond Bernhard a toujours recherché la difficulté, le cul-de-sac, la voie sans issue ou il pourrait se perdre à l'infini. Ses penchants labyrinthiques l'ont tout naturellement amené à concevoir un film sur les échecs (Échecs). C'est un film d'animation. On n'y voit pas les joueurs. Rien que la progression et l'évolution des trente-deux pièces-personnages, tout au long d'une partie de championnat du monde. L'originalité du film réside en ce que Bernhard a tenté de montrer l'invisible, il faut entendre par là la partie qui se joue dans la tête des adversaires, qui analysent, calculent et préparent leur coup avant de le jouer, celui-ci n'étant que la résultante d'une longue réflexion. Ce sont ces embranchements, ces « digressions », ces ramifications mentales que Bernhard a traduits cinématographiquement, par une mise en scène ascétique évitant toute dramatisation, toute fictionnalisation psychologique. Ce n'est pas un film pour spécialistes et il ne faut pas être John Cage ou Marcel Duchamp pour apprécier ce poème hors-norme, plus proche d'un haïkaï ou d'un jardin zen que d'un film au sens ordinaire.
L'échiquier d'Edmond Bernhard a sans doute clos définitivement son intrusion dans le cinéma. Tout y est rassemblé et synthétisé de manière admirable, mais aussi épuré jusque dans ses ultimes retranchements : le mystère de la pensée intérieure, la promenade dans l’oubli et l'indifférence, la peinture du néant, qui furent la substance de tous ses films antérieurs. Mais dans Échecs, il n'y a plus de place pour les musées déserts, pour les silences feutrés et les squelettes décomposés. Plus de coups de hache, plus d'envolées d'oiseaux. Rien que des pièces noires et blanches se déplaçant dans l'espace et le temps. Le vide et la mort. L'essence même du cinéma.
Ce texte a été publié dans Guy Jungblut, Patrick Leboutte et Dominique Païni, dir., Une encyclopédie des cinémas de Belgique (Paris: Musée d’Art moderne de la Ville de Paris - Yellow Now, 1990).
Un grand merci à Boris Lehman et Guy Jungblut.
Ce texte est publié à l'occasion de Seuls : Short Work 1’, ce soir à 20h30 sur Avila. Plus d’informations au sujet de la projection ici.