← Part of the Collection: Michel Khleifi’s Fertile Memory

La mémoire fertile

Un cinéaste en germe génère un passé chargé d’avenir

Depuis dix ans, l’essentiel de la production filmique palestinienne est orienté vers des objectifs immédiats de mobilisation des masses (accentuation due à la dispersion géographique) dans lesquels les notions de moral et de cohésion, de maniement des armes et de close-combat, l’emportent de loin sur les besoins en témoignages personnalisés, en œuvres de fiction ou en documents de réflexion. On peut s’étonner que l’intelligentsia palestinienne, l’une des plus brillantes du monde arabe, et dont le talent s’exprime dans l’univers des arts (voir Mahmoud Darwish) n’ait pu à ce jour, produire le film de réflexion sur la Palestine, comme peut l’être La spirale pour le Chili.1 Certes, on imagine l’écheveau complexe des obstacles qui se dresseraient face à un tel projet. En attendant, La mémoire fertile est la preuve que le cinéma palestinien et, partant : la cause palestinienne, ont tout à gagner (en termes d’efficacité idéologique) à élargir l’éventail des approches et des discours cinématographiques sur le fait palestinien.

(1) Sahar Khalifa à Naplouse, sur le tournage de La mémoire fertile (1980)

Tandis que les Journées Cinématographiques de Carthage 1980 s’acheminaient vers une conclusion sans éclat et un palmarès sans surprise voilà que La mémoire fertile de Michel Khleifi, battant pavillon Palestinien et programmé la veille de la clôture, réveillait soudain les ardeurs éteintes et les enthousiasmes longtemps douchés. On se demande aujourd’hui encore comment le jury, auquel les termes d’audace et de lucidité sonnaient peut-être comme de... l’hébreu à moins que frappé de cécité, n’a pas su – ou pu – discerner qu’au-delà d’une première œuvre, La mémoire fertile constitue un évènement à la fois politique et esthétique appelé à faire date dans le processus d’élaboration d’une identité audio-visuelle dégagée de certains codes d’importation.

Souvent galvaudé, le terme d’originalité prend ici son plein et entier pour définir un film qui a su faire éclater les limites des genres dans un murmure harmonieux, comme seule une source pure au creusement profond, sait faire entendre. La source qui irrigue. La mémoire fertile jaillit de deux pôles qui constituent les fondements et la pérennité de l’âme palestinienne : la terre usurpée et la femme. Rares sont les films qui donnent à voir le quotidien vécu dans la réalité physique et temporelle (32 ans pour Mme Farah Hatoum) de l’occupation israélienne. Ou, lorsque ces films sont, leur non-crédibilité est telle qu’on se contente dans le meilleur des cas, de deviner les pensées qui habitent gestes et regards et que seul, le prisme de la culture, nous restitue dans leur dimension profonde.

Par-delà la parole ce sont les gestes, les déplacements physiques, les regards et les silences qui dessinent l’attitude militante et l’acte de résistance qui sous- tendent l’espace de la femme. À travers ses deux portraits de femmes en Palestine occupée, Michel Khleifi 30 ans, originaire de Nazareth, diplômé de l’INSAS de Bruxelles, administre la preuve... par deux, que les notions de militantisme et de film politique s’accommodent de moins en moins des limites souvent étroites dans lesquelles certaines expériences ont voulu les enfermer. Ici, c’est l’approche subjective des personnes, des objets et des lieux qui révèle et cerne les contours d’une situation objective appréhendée dans sa complexité. Ici, ce sont les éléments du réel qui organisent la progression dramatique figurant selon un nouvel éclairage, la trame (le drame) des jours... La mémoire fertile est tout à la fois monologue pluriel et dialogue singulier, récit et reportage, documentaire et fiction, l’abolition des frontières entre deux types d’écriture long- temps distinctes marque la filiation du film avec un courant résolument moderne, qui cherche sa vérité contemporaine à la croisée des pratiques nouvelles issues des techniques audio-visuelles et des vertus magiques de la représentation, telles que le 7e art les a inscrites dans notre histoire. La mémoire fertile vérifie par ailleurs avec éclat la justesse des thèses avancées par Godard dans Ici et ailleurs concernant l’importance et la relativité du discours, selon le lieu d’où on parle.2

L’impact et la force d’un tel film sont sans commune mesure avec tout ce qu’on a pu voir à ce jour sur le problème Palestinien : aucun discours quel qu’il soit ne peut opérer de détournement de sens sur ce que La mémoire fertile donne à voir en profondeur. De l’histoire à la fois linéaire et brisée du peuple Palestinien, de la réalité humaine de l’occupation, du rapport quasi viscéral des palestiniens à leur terre, des contradictions internes nées de la colonisation, de l’imaginaire et de la culture tels qu’ils véhiculent le rapport concret au sionisme, des contraintes objectives d’une existence au jour le jour qui modèlent les cœurs et les esprits, d’une résolution et d’une foi profonde en l’avenir dans lesquelles le tragique et la tristesse sont inséparables de l’espoir, de l’occupant condamné à la périphérie du langage qui l’enferme en termes de non reconnaissance de fait : « eux » « ils », « ces gens »... des caractères profonds de la société arabe où le rapport à la femme constitue un axe de lutte tout aussi vital que le combat anti-sioniste, de la femme comme acteur fondamental de l’Histoire et dont l’espace mental et les mille et un gestes du quotidien sont autant d’actes militants....

L’une a le discours, l’autre pas...

Très différentes dans leur condition et leur histoire, Farah Hatoum et Sahar Khalifeh sont en fait deux pans d’une même réalité politique, deux faces complémentaires d’un même ensemble social : celle de la femme Palestinienne sous l’occupation israélienne, celui de l’espace mental de la femme dans la société arabe contemporaine.

La cinquantaine environ, Farah Hatoum dresse son imposante stature comme une sorte de roc inébranlable. Elle est l’image de la Palestine ancestrale et profonde dont la résolution tranquille « efface » les barbelés.

Sa soif de justice s’arme d’une patience dont les vertus se sont aiguisées au cours des épreuves qui se confondent avec l’histoire de son peuple. Son mari mort en exil à Beyrouth en 1948, Farah Hatoum vit à Nazareth en Galilée. Spoliée de son lopin de terre par « la loi de l’absent » elle a réussi à élever dignement ses deux enfants avec lesquels elle connait, outre le conflit de génération, des contradictions parfois douloureuses.

Il faut l’entendre opposer un non catégorique aux tentatives d’un fils prêt à certains compromis concernant la terre. « Moi, je n’ai escroqué personne comme eux l’ont fait... » La terre reste à sa place. Un sens profond de la justice et de la dignité l’anime et l’animera toujours, et si elle n’a pas « le discours » elle connait une forme de liberté, cet espace mental, qu’aucun bourreau ne pourra jamais lui ôter....

Et celle qui a le discours, est-elle plus libre pour autant ? Sahar Khalifeh est une jeune romancière qui vit à Ramallah en Cisjordanie occupée après avoir longtemps vécu à Naplouse. Mariée à l’âge de 18 ans, elle divorce 13 ans plus tard. Elle a dû se battre et souffrir pour obtenir la garde de ses deux filles. Après avoir repris ses études à Bir Zeit l’unique université Palestinienne, elle anime un groupe musical avec lequel elle réactualise en développant leur caractère subversif, le patrimoine culturel et la tradition orale. Ses réflexions pertinentes et empreintes d’une sourde émotion, témoignent d’un regard critique d’une rare lucidité sur la réalité Palestinienne sous l’occupation israélienne, sur la condition de la femme dans la société arabe. Ce que Sahar Khalifeh dit d’elle et de ses sœurs, semble avoir été coulé dans un matériau d’une beauté douloureuse. « Dans la société arabe, lorsqu’une femme est divorcée et qu’elle a dépassé la trentaine, elle peut au mieux réorganiser ses idées, faire évoluer ses principes, mais elle ne peut jamais remonter le temps. »

Aux certitudes linéaires nées d’un enracinement sans failles d’une Farah Hatoum, Sahar Khalifeh oppose des interrogations où l’espoir embrasse et brasse les heurts et les contradictions. Pour la jeune romancière, la dynamique sociale est inséparable de la fin des injustices, de toutes les injustices, y compris celles qui enferment la femme arabe dans un espace toujours délimité par des barreaux.

On n’a pas fini d’épuiser les richesses d’un film qui nous les livre à la manière des mille et une nuits, selon le principe du tiroir qui en contient un autre.... Si La mémoire fertile développe une réflexion grave et émue sur la liberté et les libertés, sur l’oppression de la femme en écartant le manichéisme au profit de la contradiction et du doute (l’une privée du discours, est sans doute plus libre avec ses aliénations alors que l’autre armée de sa lucidité est coincée dans une frustration double), c’est la distorsion, remarquable, entre l’enfermement, les espaces clos, la miniature géographique des lieux d’une part et l’ouverture sur l’extérieur, la chaleur et la générosité du regard discret et la dimension universelle d’autre part, qui annonce l’avènement d’un cinéaste de haute lignée.

Si comme le disait Nahla, Il y a dans chaque « ah » de Oum Kalthoum, la douleur de millions de femmes arabes, il y a dans chaque silence de Sahar l’espoir du monde arabe qui ne vaincra l’ennemi qu’en exorcisant ses propres démons....

  • 1Armand Mattelart, Valérie Mayoux et Jacqueline Meppiel, La spirale (1976).
  • 2Ici et ailleurs (Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard, 1976)

Ce texte est paru dans Les 2 écrans, janvier 1981.

Ce texte a également fait partie de la publication Michel Khleifi, MÉMOIRE FERTILE / FERTILE MEMORY, compilée, éditée et publiée par Courtisane, CINEMATEK et Sindibad Films, publiée à l’occasion de la rétrospective Michel Khleifi à Bruxelles (26 septembre - 5 novembre 2019), une initiative de CINEMATEK et Courtisane. Exemplaires disponibles via Courtisane.

Un grand merci à Michel Khleifi

 

Milestones: Fertile Memory aura lieu le jeudi 18 mars 2021 à 19h30 sur Sabzian. Plus d’informations au sujet de la projection ici.

ARTICLE
17.03.2021
FR EN
In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.