Du montage chez Henry Moore
Dans la bibliothèque de Henk et Phien, j’ai trouvé le catalogue de l’exposition Henry Moore à Paris. Le livre comporte quelques six pages de garde servant de couverture ; toutes montrent la même photo de la même statue, mais le découpage s’en élargit progressivement. La première photo découvre une forme sphérique pourvue d’une crevasse en pente : forme sensuelle qui se suffit à elle-même. En tournant la page on retrouve la même forme, mais liée, cette fois, à d’autres formes tout aussi stylisées, elles permettent cependant d’y reconnaître des épaules servant d’appui à la tête crevassée.
Sur base de ces deux images, malgré soi, se forme une idée de la statue entière : probablement une figure assise, située à mi-chemin entre la corporéité et l’abstraction. Mais ce qui s’ensuit lorsqu’on continue de feuilleter les pages est à vrai dire incroyable. Le nombre d’ajouts et de variations de la forme initialement présentée semble infini, et l’on aperçoit une figure tout-à-la fois assise, couchée et volante. Simultanément lascive, hilare, bouffonne et dramatique, et, qui plus est, dans un parc anglais propret. Il s’agit évidemment de montage. Que le montage s’applique à des images statiques ou mobiles, ou même qu’il prenne forme à l’intérieur d’une seule image semblant immobile, m’a toujours laissé insensible. Car le montage est le mouvement de l’esprit même, la pensée qui anime la matière.
A l’époque où je me préoccupais encore de découvrir les possibilités fondamentales du matériau du film, le terme collage représentait plus pour moi. Le montage, ainsi que nous l’avions appréhendé par les livres, me semblait s’apparenter à deux formes du dicter : d’une part, le montage américain : le monde y était mis en pièces pour être ensuite recollé de manière à créer un semblant de vraie réalité, un monde auquel il était possible de participer comme s’il n’en avait jamais été autrement, d’autre part, le montage russe : le monde y était également démonté mais pour être ensuite regroupé en un système de concepts. Les films américains décrivaient une réalité considérée comme inviolable – l’image étant déjà complète, il n’y avait aucune question à se poser à son sujet –, les films russes, quant à eux, renvoyaient à une réalité nouvelle, dans laquelle finalement chaque image devait trouver une place justifiée. Il y avait sans doute quelque chose de forcené dans la rage d’un Eisenstein à vouloir faire s’élever des concepts, aussi vite et aussi forts que possible de toutes sortes de combinaisons d’images, mais dans le montage américain on n’en venait (n’en vient) pas à une formation de concepts : l’idéologie y est ingurgitée en même temps que la notion pré-donnée de la réalité présentée : non, pas présentée, mais qui s’y accomplit. C’est pourquoi il n’est pas si difficile de choisir entre les deux espèces du dicter. Dans l’échelle du dicter à la dictature, les choses sont de nouveau quelque peu différentes : le choix entre une dictature de gauche ou de droite est inhumain : quelle est donc la position qui permet de juger du mieux pour tout un chacun, et comment cette position a-t-elle été acquise ? Il s’agit aussi d’un choix qui n’est pas facile à faire dans des situations politiques concrètes. C’est pourquoi je m’oppose à cette tendance des dernières années, qui assimile le communisme au fascisme sous le prétexte que tous deux ont coûté des milliers de morts. Cette considération, dans laquelle n’entrent en ligne de compte ni les circonstances historiques dans lesquelles ces mouvements se sont produits, ni même les impulsions pourtant bien différenciées que sous-tendent les deux mouvements, ainsi que sa propagation et surtout l’expression de la notion « être contre la gauche » qui permet de mettre sur le même pied toutes les réalisations de gauche de la social-démocratie et le stalinisme. Cette attitude, il me semble, découle de la déception due à la fragilité des divers mouvements d’émancipation des années soixante, qui contrastent violemment avec la dureté de la récession économique et sociale. Beaucoup d’intellectuels trouvent de bon ton d’être de nouveau de droite, le maquillage de gauche est tombé.
Revenons au montage. Le dicter de gauche ou de droite, n’est évidemment qu’un schéma auquel se soustrait la créativité individuelle, mais ce qui manquait sans doute, c’était peut-être une forme de médiocrité : l’image qui n’a pas encore la moindre notion de sa propre signification. Et il me semblait que dans le domaine de cette médiocrité, le film acquérait une espèce de fondement poétique. Il lui était possible de faire un retour en arrière en direction de sa propre origine : le voir, non plus rendu subjectivement par l’action humaine, mais imité mécaniquement, enroulé et pouvant se dérouler dans le temps, créa une nouvelle activité publique, le voir du voir, le fait d’être témoin de l’être témoin. Je trouvais forte une combinaison d’images, lorsqu’elle pouvait à la fois rendre le voir sensible et visible, à la fois procurer la sensation et créer la conscience.
Les choses et les gens vus passaient à l’état irréel d’images lumineuses, dans lesquelles ils étaient présents plus « en leur propre nom » que poussés à la formation de concepts. On requérait l’attention même pour les moments les plus médiocres, et si la combinaison de ces moments lors du collage engendrait bel et bien des significations, celles-ci n’étaient cependant jamais définitives. L’image l’emportait toujours sur le concept.
Dans ma conception du film, l’idée de collage est encore fortement ancrée. C’est une certaine liberté qu’on accorde aux images, sans avoir la prétention de connaître toutes les possibilités de chaque image, il subsiste un reliquat, une région plus ou moins éloignée dans laquelle l’image ne signifie rien. Et plus on donne, dès le départ, de liberté à l’image, plus on a d’espace pour créer des rapports complexes entre images, pour jouer un jeu fascinant situé entre la fantaisie et la réalité, jeu dans lequel les significations sont complétées jusqu’à devenir une surface lisse. Mais, ce faisant, on s’éloigne toujours plus du lieu des combats sociaux, où l’on ne s’escrime pas seulement avec des concepts, mais où, littéralement, se jouent de véritables combats. Plus on avance dans la réalisation de films, plus on perçoit l’œuvre comme une force — même modeste — dans ce combat social. Il en résulte que l’image libre et indépendante doit souvent se subordonner à l’image en tant que porteuse de signification. J’ai l’impression qu’en accomplissant ce trajet, le montage a enrichi ses possibilités. Dans un premier temps, il s’est distancé de la signification et du concept, devenant par là-même collage. Ensuite, par le biais d’une reconnaissance des limitations que nous impose notre société (et n’importe quelle société sans doute), il est revenu à la formation du concept. De cette manière il est redevenu un montage, qui inclut également le collage et fait voir une interaction constante entre liberté et nécessité collective. Une dialectique de gauche dans les conséquences, mais qui « tient l’étonnement à niveau ».
La statue de Moore peut fort bien être considérée du point de vue du montage. Toutes les parties de l’ensemble sont, l’une par rapport à l’autre, dans une relation de surprise complète. La succession de découpages photographiques dans le catalogue illustre l’indépendance de chaque forme, mais dans l’image totale le tout se fond, et ne subsiste qu’une seule tension forte : celle entre la pierre brillamment taillée et le souvenir d’un être humain transmis par cette forme. Cette statue, comme toutes les statues de Moore, est dotée d’une personnalité intemporelle. Dans un montage réalisé de manière dialectique, les parties et l’ensemble ne peuvent se réconcilier. Non seulement il y règne une tension, mais, en outre, le conflit s’installe. Il nous faut constamment retourner dans la rue, regarder ce qui s’y passe, y participer parfois, et nous sentir souvent inutiles ou superflus. Les moments intemporels y sont, mais provisoirement, nous ne parvenons plus à reconstituer l’image globale de ces ensembles au souffle grandiose. A l’instant, je viens de voir à la télé comment les tanks de la police labourent les jardinets des Moluquois du Sud.
Ce texte a été initialement publié dans Skrien, octobre 1972. Cette traduction est parue à l’origine dans Johan van der Keuken. Voyage à travers les tours d’une spirale, dans Les Dossiers de la Cinématheque, numéro 16 (Montréal : Cinémathèque Québécoise, 1986).
Images de Lucebert, dichter-schilder (Johan van der Keuken, 1962)