L’ordre

L’ordre

Raimondakis speaks in the name of the lepers. He has spent 36 years of his life on the Greek island of Spinalonga, where a leper colony was based from 1904 to 1957. “You feel sorry for our disease, but I think we should feel sorry for you, because even with a wall that separates us from the jungle, from life, we have found the purpose and the meaning of life, here in this hearth of sickness and isolation.” This exceptional essay, made by Pollet and the sociologist Maurice Bornet at the behest of a pharmaceutical company, connects the political, medical and representative order these outcasts are subjected to. The order of L’ordre must be read and connected in all these ways. A dialectic of perspectives.

Raimondakis spreekt in naam van de leprozen. Hij bracht 36 levensjaren door op het Griekse eilandje Spinalonga, waar van 1904 tot 1957 een leprakolonie was gevestigd. “Jullie hebben medelijden met onze ziekte, maar ik denk dat wij medelijden moeten hebben met jullie, want ook met een muur die ons scheidt van de jungle, van het leven, hebben wij toch het doel en de zin van het leven gevonden, hier in deze haard van ziekte en afzondering.” Dit uitzonderlijke essay, dat Pollet met de socioloog Maurice Borne maakte in opdracht van een farmaceutisch bedrijf, verbindt de politieke, medische en representatieve orde waaraan deze uitgestotenen zijn onderworpen. De orde van L’ordre moet op al deze manieren gelezen en verbonden worden. Een dialectiek van perspectieven.

 

“Raimondakis is the leper genius. He has the floor: he speaks in the name of the lepers. Son of a lawyer, rather intellectual, infected with leprosy, he was incarcerated and took the hand-cuffed lead on this 800-metre-long, 400-metre-wide island. If there is one film I will remember, it is this one.” 

Jean-Daniel Pollet

 

“Raimondakis is het lepragenie. Hij heeft het woord: hij spreekt in naam van de leprozen. Zoon van een advocaat, eerder intellectueel, met lepra besmet, werd hij opgesloten en nam met geboeide handen de leiding op dit eiland van 800 meter lang en 400 meter breed. Als er één film is die ik zal onthouden, is het deze.”

Jean-Daniel Pollet

 

“It’s been 36 years since I was imprisoned without having committed any crime. During those years, many people have come to see us. Some came to take photographs, others with literary ambitions, to see a different kind of people, many have made films. Unfortunately, until this day, all of them have betrayed us. Not one of them has transmitted what we wanted and what they had promised to show the world. In the end it was a fraud, a picture with a tagline underneath that changed their promises and betrayed us – and this hurt us, because one wanted to show compassion and the others repulsion – but we don’t want to be hated nor pitied. We only need one emotion, love. Love, as a person who is unlucky and not as if he was some other kind of man, a phenomenon... I wonder if you, even as foreigners from far away, I wonder if you will bring out the truth, or if you will adorn what you have filmed with lies, to use it for who knows what ends, for who knows what ideas.”

Raimondakis in the film

 

« Il y a 36 ans que je suis emprisonné sans avoir commis de crime. Pendant ces années, beaucoup de gens sont venus nous voir. Certains pour faire des photos, d’autres avec un point de vue littéraire, pour voir une espèce de gens différents, plusieurs ont tourné des films. Hélas, ils nous ont trahis jusqu’à aujourd’hui. Aucun n’a transmis ce que nous voulions et ce qu’ils avaient promis de montrer au monde. Finalement une duperie, une photo, et une légende dessous qui modifiait les promesses et nous trahissait - et ceci nous blessait, parce que les uns voulaient montrer de la compassion et les autres de la répulsion - mais nous ne voulons ni qu’on nous déteste ni qu’on nous plaigne. Nous avons seulement besoin d’un sentiment, l’amour. Amour, en tant que personne qui a une infortune, et non comme s’il était une sorte différente d’homme, un phénomène... Je me demande si, bien qu’étrangers et partant très loin, je me demande si vous rendrez la vérité, ou si vous garnirez de mensonges ce que vous avez tourné pour l’utiliser qui sait dans quels buts, qui sait pour quelles idées. »

Propos de Raimondakis dans le film

 

“The first thing I feel when I look at this photo of Raimondakis, is that he’s there, here even. He’s alive. The second thing (but I could say the same for all the lepers I met there), is that I’ve never felt him to be, I’ve never seen him as disfigured. I was never scared of them. I would even dare to say that Ramondakis is one of the most beautiful guys I’ve ever seen; I’m not myself to say this. Before me is this antique statue. When I see him there now, I don’t think of leprosy, I think of him, Raimondakis, of no one else. Sure, I see that his eyes are no longer eyes, but behind them, there’s something better than the gaze, a sort of very mysterious screen. The curves of the eyes are in relation with those of the mouth. And, in fact this asymmetry, all these asymmetries in his face, instead of just lending him ugliness, give him a kind of multiplicity which is absolutely extraordinary. For me the map of this face evokes a volcano, a mountain on which torrents of rain would have naturally ravined, modeled a landscape. Then, I look at the large ears, emblems, you can see he’s blind, and you can imagine his ears growing in proportion to his weakening eyes. And then, there’s the chin, slightly pushed forward. Well, for me, it’s a face of tranquility.”

Jean-Daniel Pollet1  

 

« La première chose que j’éprouve en regardant cette photo de Raimondakis, c’est qu’il est là, ici même. Il est vivant. La deuxième chose (mais je peux le dire aussi pour tous les lépreux que j’ai rencontré là-bas), c’est que jamais je ne l’ai senti, vu, comme défiguré. Ils ne m’ont jamais fait peur. je dirai même que Raimondakis est un des types les plus beaux que j’ai jamais vu ; je ne me force pas pour le dire. Devant moi cette statue antique. Quand je le vois là, je ne pense pas à la lèpre, je pense à lui, Raimondakis, à personne d’autre. Je vois bien que ses yeux ne sont plus des yeux, mais derrière, il y a mieux que le regard, cet espèce d’écran très mystérieux. Les courbes des yeux sont en en rapport avec celles de la bouche. Et, en fait, cette assymétrie, toutes ces assymétries dans son visage, au lieu de lui conférer justement la laideur, lui donne une sorte de multiplicité absolument extraordinaire. La carte de ce visage m’évoque un volcan, une montagne sur lesquels serait passé un torrent de pluie qui aurait raviné, modelé naturellement un paysage. Puis, si je regarde les oreilles qui sont grandes, des pavillons on voit qu’il est aveugle, on peut imaginer que ses oreilles ont grandi à mesure que ses yeux rétrécissaient. Et puis, il y a ce menton légèrement en avant. Enfin, c’est un visage, pour moi, de sérénité. »

Jean-Daniel Pollet2  

 

“What interested me in the beginning is: how did these people organize themselves, completely abandoned as they were on an island, their relationships within this society of inmates… since they were isolated, abandoned, they had to reinvent everything themselves… and what’s more, it was a society without hope, because there was no getting out, you couldn’t get out because you couldn’t be cured. If you came there, it was until death, absolute relegation… it interested me to know how they managed to build something, how they managed to build their world…”

Maurice Born3  

 

« Au départ, ce qui m’intéresse, c’est : comment se sont organisés ces gens là, abandonnés complètement sur une île, leurs relations en tant que société d’internés… comme ils étaient isolés, abandonnés, tout était à réinventer par eux-mêmes… en plus, c’était une société sans espoir, puisqu’on ne sortait pas, on ne pouvait pas sortir parce qu’on ne pouvait pas guérir. Si on venait là, c’était jusqu’à la mort, une relégation absolue… ça m’intéressait de savoir comment ils ont pu construire quelque chose, comment ils ont réussi à construire leur monde… »

Maurice Born4

 

Reliance: Que pensez-vous du regard critique que porte Raimondakis (le lépreux aveugle dans L’ordre) lorsqu’il dit : « Vous nous plaignez pour la maladie, pourtant je crois que c’est nous qui devons vous plaindre, car si nous, une muraille nous sépare de la jungle, de la vie, nous avons pourtant trouvé la cible et le but de la vie, ici dans la fournaise de la maladie et de l’isolement. »  ?

Philippe Sollers: Ce sont des paroles très intenses. Elles pourraient être celles d’un saint. On sent que de cet homme émane une sorte de sainteté, il sent à l’inverse des gens dehors, qui se pressent dans le divertissement, comme dirait Pascal, et sont insensibles. Ils ne voient plus rien, ne sentent plus rien. Ce lépreux atteint des sommets tragiques d’une grande intensité sans pour autant tomber dans le sentimentalisme. C’est pour cette raison que le film est si fort, cela va dans le sens de la démonstration que vise Pollet. Que nous dit-il ? Vous ne voyez pas ce lépreux, vous ne l’entendez pas, vous êtes indifférent. Mais son propos ne s’arrête pas là. Ne pas voir un exclu, un « handicapé » ou un lépreux revient à ne pas voir une orange ou un arbre, ou tout simplement la réalité telle qu’elle est, magnifique. C’est ce qui fait la force de ses films. Ses oeuvres sont des adresses au spectateur indifférent qui ne sent rien, qui ne voit rien, ou uniquement des paillettes et des choses factices. La perception est essentielle et notre collaboration reposait là-dessus. De ce point de vue, elle était très intéressante : Pollet amenait l’oeil et le mouvement, j’apportais la parole. Dans L’ordre, c’est la même chose. Pollet est là, et se contente d’être là, mais apparaît ce prodigieux personnage qu’est Raimondakis. Il a l’air d’avoir traversé l’Enfer, le visage défiguré et ravagé, il n’y a plus qu’à l’écouter. Et lorsque vous l’écoutez, vous vous demandez où il trouve la force de s’exprimer, la justesse. C’est beau comme du Shakespeare.

[...]

Est-ce que vous pourriez revenir sur le titre « L’ordre »  ?

C’est un film tourné en Grèce. À cette époque, le régime au pouvoir était un régime militaire, plus ou moins fasciste. L’ordre, c’est donc un titre de dérision. Un ordre est ce qui fait que vous passez à côté d’un camp de concentration sans le voir ou de lépreux en oubliant immédiatement que vous l’avez vu. C’est un titre accusateur. L’ordre règne mais vous n’entendez pas crier les êtres torturés ou abattus dans un coin, c’est-à-dire le désordre de la planète.

Philippe Sollers5

  • 1Jean-Daniel Pollet, Gérard Leblanc, L’Entrevues (Paris: Les Editions de l'Oeil, 1998). Fragment translated by Sabzian.
  • 2Jean-Daniel Pollet, Gérard Leblanc, L’Entrevues (Paris: Les Editions de l'Oeil, 1998).
  • 3Jean-Paul Fargier, « A la recherche de Jean-Daniel Pollet (Wip 5) », Débordements.fr, 19 octobre 2013. Fragment translated by Sabzian.
  • 4Jean-Paul Fargier, « A la recherche de Jean-Daniel Pollet (Wip 5) », Débordements.fr, 19 octobre 2013.
  • 5Philippe Sollers, « Ne pas voir un un lépreux revient à ne pas voir une orange », Reliance n° 25, mai 2007. L’Infini n° 100, septembre 2007.
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UPDATED ON 03.09.2020