D’une image

A propos de l’affiche de Les rendez-vous d’Anna

© THE ESTATE OF GUY PEELLAERT. ALL RIGHTS RESERVED.
© The estate of Guy Peellaert. All rights reserved.

Un rendez-vous, on le sait tous pour en avoir fait l’expérience, suppose une correspondance, un dialogue entre au moins deux êtres. Je t’écris, tu m’écris, on se donne rendez-vous, comme on forge une promesse. J’ai rendez-vous avec vous.

Anna, elle, n’a à proprement parler rendez-vous avec personne. C’est le dehors qui s’est arrangé pour lui organiser un tracé : une tournée, avec ses stations – d’autres diraient un chemin de croix. Car comme Chantal Akerman, Anna est cinéaste. Quand commence le film, Anna accompagne son dernier opus, lequel a peut-être rendez-vous avec ses spectateurs. Anna, elle, est là pour parler à la place du film, après la projection. Pour combler un manque, un vide, chez le spectateur. Aussi, la plupart du temps, Anna (comme tous les cinéastes en tournée) fait un monologue face à des cinéphiles qui l’écoutent religieusement.

Cette sensation de parler parfois dans le vide n’est pas dans le film, non, mais ce qui est filmé l’atteste, d’une autre façon, dans la mesure où Chantal Akerman filme les restes de cette non conversation, de ce rendez-vous toujours manqué avec le public : elle filme des chambres d’hôtel, des quais de gare, des wagons de trains; des solitudes, à peine peuplées de silhouettes (un amant d’un soir, une mère, l’amie d’une mère, un compagnon avec lequel elle a pris ses distances) qui jamais ne comblent ce manque, ce sentiment d’absence au monde.

Si Anna a rendez-vous, c’est au sens clinique du terme : comme on dit rendez-vous chez le médecin, ou plutôt rendez-vous chez le psy, puisque chaque rencontre l’amène à se raconter. Ainsi donc, Les rendez-vous d’Anna est un film où chacun a rencard avec sa propre solitude : solitude de la femme, solitude des hommes, solitudes des mères, solitudes des filles, solitude des amants.

A quoi d’autre ces rendez-vous ressemblent-ils, sinon à une solitude qui rencontrerait une autre solitude ?

Or, la solitude c’est bel et bien ce qui frappe, en premier lieu, quand on regarde l’affiche que Guy Pellaert avait peinte pour Les rendez-vous d’Anna. Anna y est seule. C’est bien la solitude permanente d’une femme, transportée de ville en ville, qui est saisie par le peintre. Pas le groupe, pas le couple éventuel, ou la famille que ses rendez-vous pourraient composer, si Pellaert avait voulu se fier au titre, et au titre seul.

Que dessine Pellaert ? Une femme seule dans le couloir d’un wagon de train. Immobile, campée, nous dévisageant de ce regard presque perdu, ou éperdu. Elle est là, dans toute son immobilité, suspendue, alors qu’un train roule à toute berzingue, et c’est déjà une tension. Une façon peut-être pour Pellaert de se demander à quoi ressemblerait le road movie d’une femme qui fait le point.

C’est donc déjà tout le génie de cette affiche de n’avoir pas choisie Anna sur un quai de gare, ou pire encore : Anna accompagnée d’un amant d’un soir, d’une mère, ou d’un ex-mari, comme ces horribles affiches actuelles qui mettent artificiellement en scène une chaîne de personnages autour d’un personnage central : Anna n’a pas besoin d’eux pour faire corps. Elle est à face à nous, de tout son poids. Elle est dans le mouvement de sa réflexion, et cette réflexion l’arrête net. Elle est à un tournant de sa vie, du mouvement de sa vie, celui où l’on interroge son désir. Le train transporte ce désir de ville en ville : Essain, Cologne, Louvain, Bruxelles-Midi, Paris Gare du Nord.

Cette tension, ce virage entre le suspense et le mouvement, existe aussi dans le film, il suffit de tendre l’oreille : le bruit des trains et des rails n’est jamais loin, toujours perceptible, lointain mais presque omniprésent. Il travaille le film de l’intérieur. Mais une affiche ne peut pas jouer du contraste entre une image et un son. Alors comment faire ? Pellaert, c’est son génie, a pris le parti de faire cohabiter deux états : un train qui roule et une femme qui réfléchit.

Oui, Anna a rendez-vous : elle a rendez-vous avec sa question. Et c’est ce que montre Guy Pellaert, une femme prise entre un désir d’ancrage et un désir de fuite. Anna, sur l’affiche, est comme traversée. Tout le film tient déjà en une image.

Mais il y a aussi autre chose, il faut le dire : autre chose qui n’est pas dans le film. Il y a une chaleur. Elle est toute entière l’œuvre de Pellaert. Elle est importée de son univers à lui. 
On est saisi par l’audace des bruns, le beige presque rouge, saturé, du pinceau de Pellaert, l’éclat de lumière jaune dans le fonds de l’image qui devient son point de fuite brûlant, solaire. Pelleart a exagéré la chaleur. A l’image, le film d’Akerman est bien plus froid, brumeux, nocturne : européen.

Par cette intervention, Pellaert s’approprie l’image, le signe : car cette chaleur à partir de bruns intenses et profonds était déjà dans son premier livre, Rock Dreams, qui avait fait de lui en 1974 l’équivalent graphique des très grands rock critics (le livre faisant dialoguer ses images et des textes de Nik Cohn, génie de la critique rock anglaise).

Un dessin, c’est toujours déjà une lecture, une interprétation. Presque une mystification. 
Ce même brun, on le retrouvait quelques mois auparavant dans l’affiche de Pellaert pour L’Ami américain de Wim Wenders, comme dans celle de Taxi Driver de Martin Scorsese : par deux fois des affiches de nuit, mais dont Pellaert s’était plu à intensifier le caractère flamboyant. Celle des Rendez-vous d’Anna va plus loin encore dans cette plongée dans le chaud, le rouge carmin, le velours.

Guy Pellaert n’a accepté que très peu d’affiches de films. Comme les pochettes de disques, on pense en premier lieu à celle de Diamond Dogs de David Bowie et de It’s Only Rock ‘n’ Roll des Rolling Stones (toutes les deux parues en 1974) ou celle, plus tardive (1989) de Pour nos vies martiennes de Étienne Daho, elles lui servaient essentiellement à désigner des artistes qui pouvaient partager avec lui un même imaginaire.

Pour Orson Pellaert, son fils, « Guy n’acceptait une commande que par respect pour un metteur en scène, et la demande venait presque toujours des cinéastes, mais dans ce cas précis, il a d’abord accepté cette commande par amitié pour Alain Dahan, l’un des producteurs du film, qui était l’un de ses très proches amis depuis la « période pop » et son arrivée à Paris au milieu des années 1960. Alain Dahan avait déjà co-produit Jeanne Dielmann, 23 quai du commerce d’Akerman. Il a aussi été le soutien de Leos Carax, dont il a produit le premier film (Boy Meets Girl) puis Mauvais Sang – dont Guy Pellaert a également accepté de réaliser l’affiche. »

Pour une raison que j’ignore, cette affiche reste une des plus méconnues, une des moins identifiées, de Pellaert. Elle ne figure même pas dans sa fiche Wikipedia (pourtant fournie) à l’heure où j’écris ces lignes. Elle se situe pourtant à un tournant de l’œuvre du peintre, opérant une transition entre la technique développée pour Rock Dreams (1970–1973) et celle de Las Vegas, The Big Room (1976–1986). Orson Pellaert le raconte assez bien :

La « période rock » de Pellaert (de Rock Dreams jusqu’à Taxi Driver) était caractérisée par des photomontages hyperréalistes très complexes, mis en couleur par une technique mixte : peinture appliquée à l’aérographe et retouches à l’acrylique. Ici, Guy Pellaert inaugure un procédé différent : il part de très peu d’éléments photographiques (le visage d’Aurore Clément et quelques détails de contexte spatial comme les poignées de portes du wagon de train) qu’il pose dans sa composition pour lui donner un point de départ et accrocher le regard. Mais le reste de la composition et des formes est dessiné, et donc plus libre, plus évanescent, moins réaliste ou photographique. Il introduit beaucoup de pastels laborieux, qui apportent un certain flou qui semble approprié au propos du film et à ce personnage perdu dans son environnement. Il a commencé Las Vegas The Big Room dès 1976 (il ne le finira qu’en 1986) et ce projet est donc une sorte de « preview » de ce qu’il va mettre au point durant ces années-là. C’est la même technique qu’il va parfaire tout au long des années 1980, avec les affiches de films de Robert Bresson, Carax, Frears, tous les Wenders, etc…

Les Rendez-vous d’Anna est un film qui (à l’inverse de Jeanne Dielman ou de News from Home, les deux précédents longs-métrages de Chantal Akerman) introduit une certaine fatigue, le fameux sentiment de mélancolie ou de dépression qui teintera de gris une majorité des films issue de la post-modernité (d’Akerman à Wenders, de Carax à Jarmusch, de Rivette à Claire Denis). Celle-ci est née d’un mouvement contradictoire, d’une double hélice : une fascination pour le cinéma comme moyen direct d’affronter l’histoire, d’y inscrire sa participation, mais toute une génération, celle de la post-Nouvelle Vague, ou postmodernité, portera sur ses épaules le sentiment trop grand de venir après : après la modernité, après les grands mouvements historiques, après le désastre.

Il ne faut pas croire Pellaert étranger à ce sentiment (son long compagnonnage avec Wim Wenders l’atteste) mais il s’exprime chez lui de façon différente : moins sous la forme d’un deuil que sous celle d’une mythologie contemporaine, un fantasme retrouvé. Ses dessins, ses affiches, ses tableaux, ses pochettes de disques, qui sont à certains endroits comme du Edward Hopper lysergique, mettent à jour tout une constellation de signes, d’attitudes, qui entrecroise la culture rock et pop dans ce qu’elle peut avoir d’immédiatement légendaire, et le glamour nocturne et noir du Hollywood de l’âge d’or. S’il fait entrer la nostalgie dans son imaginaire, c’est toujours pour en préserver la grandeur. Anna chez Pellaert est comme une héroïne de film hollywoodien (la blondeur hitchcockienne d’Aurore Clément le lui autorise), un personnage de film noir. Elle porte sur elle des titres légendaires : Une femme disparaît, North by Northwest. Ou encore, pour laisser Hitchcock et aller du côté Capra, New York-Miami. Qui en anglais s’appelait It Happened One Night. (Plus tard, Jacques Rivette dira que là où il fallait 1h45 à Capra pour effectuer un tel voyage, il en faudrait quatre heures pour un cinéaste post-moderne : les trains de la modernité sont plus lents, plus chargés d’histoire et de mélancolie, d’une autre allure.)

Le train de cette affiche roule. Oui, mais reste à savoir dans quel sens ? Celui de Pellaert semble rouler vers une certaine Amérique. Celui d’Akerman venait d’Allemagne (Essain, Cologne), traversait la Belgique (Louvain, Bruxelles-Midi) pour rejoindre Paris Gare du Nord. Ça ne peut être anodin, un train dans un film d’Akerman (rappelons que Chantal Akerman est issue d’une famille juive polonaise. Ses grands-parents et sa mère, Natalia, ont été déportés à Auschwitz, seule sa mère en est revenue). On peut et on doit même y lire une trajectoire historique. Une histoire juive, qu’Akerman poursuivra ensuite en Amérique (Histoires d’Amérique, en 1989), en Europe de l’Est (D’Est, en 1993), en Israël (Là-bas, en 2006). Et peut-être que pour Akerman aussi, il s’agissait là d’un film de transition vers un autre pan de son cinéma. Celui où être nomade, c’est aussi commencer à cesser d’être « célibataire », au sens kafkaïen du terme. Car peu après avoir écrit ces lignes, croyant avoir conclu – mais on n’en a jamais fini avec Chantal – à la recherche d’une ultime précision, j’ouvre le scénario des Rendez-vous d’Anna paru chez Albatros en 1978 : et j’y lis, p. 17–22, ces lignes de présentation décisives :

Anna est cinéaste.  
On ne saura jamais très bien pourquoi, ni comment. On ne verra d’ailleurs rien, tout au long du film, de son activité qui relève plus immédiatement du cinéma, ni tournages, ni acteurs, ni producteurs, rien qui pourrait participer du mythe du cinéma, ni l’inscrire, elle, quelque part. 
On ne saura jamais très bien pourquoi elle est cinéaste, si ce n’est que cela lui permet et l’oblige à dériver, à errer, à être nomade. 
(…) 
Anna est célibataire. 
Quelqu’un qui erre, qui vagabonde. 
Et comme dit Kafka dans son journal, le célibataire n’a rien devant lui et de ce fait rien non plus derrière.

C’est ce que croit Anna, tout au long de ces trois jours. Elle croit qu’elle traverse en train, mais à la façon d’un atome, un paysage qui est pour elle « sans lendemain ». Mais celles et ceux qu’elle y rencontre, lui confie des histoires et elle parlera de son histoire à son tour : « trente ans de l’histoire de notre temps » écrira Akerman à la toute fin de cette note d’intention. Preuve que ce voyage solitaire a ouvert le cinéma d’Akerman vers autre chose encore.

Si Anna avait rendez-vous, c’était peut-être avec l’Histoire.

Un grand merci à la Fondation Chantal Akerman.

ARTICLE
24.04.2024
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In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
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The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.