Passage : Andrei Gorzo
Mon père est né en 1951 en Roumanie, récemment devenue communiste. Ses parents l'accueillent dans le monde avec un abonnement au journal de bandes dessinées Vaillant, organe de la culture jeune communiste française. Quand je nais, en 1978, trouver le magazine – rebaptisé Pif Gadget en 1969 – est difficile en Roumanie, car Ceaușescu est en train de fermer le pays. La culture communiste française est en déclin, et Pif avec elle. Mais au début des années 70, Pif est le journal européen de bande dessinée le plus important, destiné aux enfants et aux jeunes adultes. Entre 1970 et 1973 précisément, le grand Hugo Pratt y publie ses histoires sur Corto Maltese. Mon père garde tous ses numéros de Vaillant ou de Pif et sa collection m'accompagne dans les années 80, marquées par un manque de culture jeune. Au début, je sautais les pages de Pratt, dont je trouve les dessins « moches ». Mais à un moment, je suis mis à les étudier de façon obsessionnelle, en essayant de comprendre pourquoi ils me dérangent tant. Aucun doute, c'est à ce moment-là que s'est enclenché le processus qui fera de moi un critique de cinéma.
Il y un passage qui me touche particulièrement : les deux premières pages de l’histoire Le coup de grâce. La première page consiste en ce que je n'avais pas encore appris à reconnaître comme un montage-séquence – construite sur le principe du contrepoint entre l'image et le texte.
En termes d'image, le lecteur est frappé par une série de vues fragmentaires d'un fort en Somalie britannique. Du côté des mots, là où l’on s’attendrait à un texte pour nous situer dans le temps et l'espace (informant que l’on est en 1918), Pratt nous surprend avec des bribes de vers qui, au bout de sept cases, composent une strophe du Bateau ivre de Rimbaud. Sur cette première page, la mise en scène de Pratt (comme je n'avais pas encore appris à l'appeler) accumule les collisions entre les fragments de vers et les images au-dessus desquelles ils flottent, doublant ainsi le sentiment de dépaysement du lecteur : les mots évoquent une imagerie liquide, délicate et fraîche, tandis que les dessins montrent des cactus et de la pierre, des scorpions et des mitrailleuses, et cette abondance d'espace blanc – le blanc de la lumière brûlante de midi. Examinant chaque case minutieusement, j’ai savouré les mystérieux échos et vibrations de ces collisions : le scorpion dans l'éclat du désert et « l’enfant accroupi plein de tristesse » de Rimbaud ; le papillon de Rimbaud et le drapeau battant.
Puis on tourne la page.
Les deux cases supérieures sont sans texte (à l'exception des mots « King's African Rifles » sur un blason) : une absence que l’on était censé comprendre comme un silence – c’est Pratt qui laisse les mots de Rimbaud disparaître. Puis l'officier britannique que l’on vient d'apercevoir relie enfin les deux mondes, en demandant : « Savez-vous que ce fou fait du trafic d'armes dans la région ? » Il poursuit dans le panneau suivant : « Il a vendu un grand nombre de fusils aux derviches du Mollah Fou, qui les utilisent maintenant contre nous. » Et dans le suivant : « Ce maudit Français... Un grand poète, pourtant ! » Ses effusions se poursuivent dans deux autres cases. En tout, ce sont six cases constituées de gros plans du capitaine et de bulles de discours fantaisistes.
Bon, cela semblait ennuyeux, ces cadrages presque semblables d'un personnage qui déballe un grand discours sans s’arrêter. C'était bien avant que je comprenne qu'un artiste aussi ingénieux que Pratt avait plus d'une façon de traiter une scène aussi riche en dialogues : dans une autre histoire de Corto Maltese, Tango, un échange entre deux personnages s'étale sur dix cases presque identiques qui contiennent les deux interlocuteurs, l'auteur nous invitant non seulement à suivre leur conversation, mais aussi à jouer au jeu des différences – le maniement d'une cigarette, l'expression d'une bouche.
Pour le dire en termes cinématographiques, dans Tango, Pratt opte pour la longue prise tape-à-l’œil, alors qu'il privilégie le montage purement fonctionnel dans Le coup de grâce. Bien sûr, l'analogie cinématographique, pour aussi pertinente qu'elle soit – et Pratt a toujours affirmé avoir formé son sens de la séquence au cinéma – n'a qu'une portée limitée : dans un très beau livre intitulé Hugo Pratt, trait pour trait, Thierry Thomas écrit que Pratt avait été ravi par l'observation de Fellini selon laquelle, « le cinéma peut emprunter des scénarios, des personnages, des histoires au monde de la bande dessinée, mais pas cette ineffable et mystérieuse force de suggestion qui jaillit de son immobilité de papillon épinglé ».
En 1987, bloqué à la deuxième page du Coup de Grâce, je n'avais pas la moindre idée de ce genre de choses. Mais à un moment donné, j'ai commencé à sentir qu'il y avait quelque chose de plus dans cette séquence, au-delà de sa fonctionnalité apparemment fade. En maintenant l'attention sur le capitaine bavard, Pratt retardait l'entrée de l'interlocuteur du capitaine – Corto lui-même !, programmée pour la toute dernière case de cette deuxième page. Nul besoin de rendre le découpage visuellement attrayant pour créer de la tension ; le pressentiment de la présence du héros juste hors du cadre suffisait pour électriser cette accumulation de cases insipides. Pratt préparait ainsi une entrée de star à Corto ! Je n'avais pas encore de nom pour cela. Mais je sentais – obscurément – qu'il s'agissait, quelque part, de cinéma.
Images d’Hugo Pratt, The Coup de Grace.
Merci à Liri Chapelan pour son aide dans la rédaction de l'anglais d'une version antérieure de ce texte.
Pour sa rubrique Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.