Une matinée avec Boris Lehman
Boris Lehman ne s'assied pas, car le seul canapé de l’atelier qui lui sert d’habitation est couvert de piles de livres et de magazines. Je lui rends visite pour apprendre à connaître ses textes. Je voudrais constituer un dossier pour Sabzian, une sélection de textes dédiés à son travail, dont un certain nombre ont été écrits par lui-même. Il feuillette parmi ses écrits : « Dans beaucoup de textes, je me répète. Je les modifie selon l'occasion et l'année, mais mon discours reste plus ou moins constant. Cela dépend donc de ce que tu cherches. » La reformulation, voilà ce qui se trouve au cœur de l’œuvre de Boris Lehman. Réinventer sans cesse les gestes et les mots qui définissent son cinéma. Tout au long de sa vie, le cinéaste a écrit et réécrit son propre regard. Un jour, il a qualifié son œuvre d’oignon : « Toute œuvre nouvelle veut effacer celles qui l’ont précédée, être la seule (et la meilleure), mais pour peu que l’on gratte l’œuvre-oignon, on apercevra bien vite dans les couches superposées toutes les œuvres qu’on voulait camoufler, elles étaient bien là, endormies, pour un temps seulement. »1 Couche après couche, Boris construit une œuvre qui croît autour d’un noyau unique : sa vie personnelle en tant que cinéaste. « Mais mes films ne sont pas seulement un récit personnel, ils sont également une métaphore, ils racontent aussi l'histoire de la Belgique et surtout l'histoire de chacun. Tout un chacun peut se retrouver dans les choses quotidiennes qui sont montrées dans mes films. »2 Le cinéaste dédie son existence à la dissection minutieuse d'un tout petit morceau de réalité, minuscule territoire qui comprend néanmoins suffisamment de matière pour toute une vie de travail.
Né en 1944 à Lausanne, Boris Lehman s'installe à Bruxelles avec ses parents alors qu’il a deux ans. C’est dans cette ville qu’il se découvre cinéaste et travaille depuis lors à une œuvre autobiographique dans laquelle sont mises en scène les expériences d'une vie imprégnée de cinéma. Il y a une interaction constante entre la mise en scène d'expériences d'une part, et la mise en forme d'autre part. Dans sa vie, les événements n’ont pas simplement lieu ; ils sont saisis et façonnés sous forme cinématographique. La réalité lui sert principalement de matière première, ce qui donne souvent l'impression qu’il est un outsider. Une distance tangible persiste entre lui, et ses proches et amis – qui jouent leur propre rôle dans ses films. Et pourtant, il fait des films « pour ne pas être seul ». Ses relations avec les autres sont pétries par la mise en scène, les plans sont prétexte à la rencontre, et les membres de l'équipe de tournage – un caméraman, un ingé son et parfois un assistant – sont des proches.
Il modèle donc sa vie pour pouvoir la filmer ; sans ce travail, aucune vie ne lui semblerait possible. Dans l'un de ses films, il dit : « Filmer c’est aimer. Ou filmer, c’est à la place d'aimer ? »3 Avec le cinéma, il trouve un substitut à la vie. Mais paradoxalement, c’est également et seulement au cinéma que se manifeste l’essence de cette vie. Le cinéma dévore tout, mais produit aussi ce qu’il y a de plus essentiel. « Tout voir et tout filmer. Je voudrais tout filmer. Et quand j'aurai été partout, je serai enfin moi. »4
Nous déambulons ensemble à travers la ville. La silhouette courbée de Boris Lehman me fait penser à une virgule. Son œuvre parle d’un monde inachevé, qui est en constante expansion, auquel des mots sont constamment ajoutés, un monde auquel il est impossible de mettre un point final. Dans son magnum opus Babel – Lettre à mes amis restés en Belgique, après avoir annoncé plusieurs fois la fin du film, Boris dit : « Impossible de faire ce film, impossible de finir ce film. Impossible de vivre sans faire ce film. » Le rêve de la vie en tant qu'œuvre d'art totale parcourt son œuvre : un art sans fin, qui s'étend comme des branches dans les moindres recoins de la vie. Tout comme dans l'œuvre de l'écrivain français Georges Perec, il y a chez Boris Lehman un attachement croissant à cartographier la vie en détail. Tous deux se sont adonnés à la catégorisation, comme si chaque détail qui resterait inaperçu serait voué à la disparition à jamais. Ils ont tenté de préserver une réalité, de l'empêcher de disparaître. La description des objets sur le bureau de Perec ou celles des objets qui ont été offerts à Lehman (comme dans Choses qui me rattachent aux êtres, 2010) est sans fin, car chaque objet charrie une nouvelle constellation de souvenirs et de pensées. Le temps leur manquera toujours pour mener leurs inventaires de manière exhaustive. Et c'est précisément à cause de leur persévérance qu'il devient clair à quel point leur collection restera incomplète. Un manque tragique est même à entrevoir.
L’homme courbé à mes côtés traverse Bruxelles comme un pèlerin. Il a renoncé à tous ses biens matériels à l'exception de ses bobines de film et archives, et a mis son corps au service du cinéma. L'histoire de ses cheveux,5 celle de son corps, ainsi que de nombreuses anecdotes d'amour et d'amitié ont été capturées sur pellicule. Sur sa maison, un ami a peint « Ici, le cinéaste Boris Lehman ne fait que passer », clin d'œil au fait qu'officiellement, il n'est pas autorisé à vivre dans son atelier. Il parcourt le même trajet depuis des années – quitter sa maison, longer le dépôt de la CINEMATEK, passer sous le pont – jusqu'au café Garcia, où le serveur le salue sans devoir lui demander ce qu’il va boire.
« La lenteur est importante, dit Boris en dégustant son expresso quotidien. Je dois regarder longtemps et lentement mes images au montage. Lorsqu’on filmait en pellicule, on attendait plusieurs jours que les images soient développées puis on visualisait les rushes dans une salle de projection. On prenait le temps de regarder les images. Plusieurs fois, de nombreuses fois. Même s'il est possible aujourd’hui de voir les images numériques directement sur la caméra, je refuse de le faire. Lorsque l’on va monter, il ne faut pas aller contre les image. Il faut se laisser capturer par elles. Et ça, ça prend du temps. Beaucoup de réalisateurs veulent dire quelque chose avec leur film, et imposent aux images la signification souhaitée. Ils forcent les images à être ce qu’ils veulent qu’elles soient. Pour moi, ça ne marche pas, parce que les images ont leur propre voix. En tant que cinéaste, on peut avoir toutes sortes de désirs sur ce qui est filmé, mais lorsque le film est terminé, les images deviennent autonomes. A partir de ce moment-là, il faut se mettre au service de ses images. En plus, je ne travaille pas au montage uniquement lorsque je suis assis devant l'ordinateur ou à la table de montage. Le montage se fait surtout lorsque je me promène en ville, ou quand je suis dans un café comme celui-ci. J’ai toujours un carnet de notes où je consigne mes pensées, des idées, des choses que j'observe. Le film se fait principalement dans ma tête. »
Je me souviens soudain d’une histoire et la raconte à Boris. Celle du sculpteur occupé à sculpter dans le marbre la statue d'un cheval. Son fils l’observe avec admiration et lui demande : « Père, comment saviez-vous depuis le début qu’un cheval était caché dans ce morceau de marbre ? »
– Eh bien, dit Boris, cette histoire est racontée dans mon film Mes sept lieux !6
– C'est donc pour ça qu’elle me revient à l'esprit…
Les souvenirs en savent parfois plus long que celui qui les avait oubliés.
– Chacun de mes films est un peu comme ce cheval. J'aide le film à exister. C’est lui qui décide. Lui qui a raison, pas moi.
– Mais un film, ça vient tout de même de quelque part... Ça vient comment chez vous ?
– Le scénario découle d'idées distinctes qui se nourrissent les unes les autres. Finalement, des éléments indépendants, hétéroclites, se rapprochent les uns des autres et se connectent. Et à partir de ce moment, on peut commencer à construire.
– Vous faites un plan pour mettre ces idées en oeuvre ?
– Non, le hasard joue un grand rôle. Il faut laisser advenir la chose, le film. Si un ami m’invite à dîner, je suis content. Mais s’il ajoute : « Boris, tu es le bienvenu dans trois semaines. Et j'aimerais déjà savoir ce que tu voudras manger », ça me coupe l’appétit. Comment suis-je censé savoir ce dont je vais avoir envie dans trois semaines ? Il en va de même pour le tournage. Je n'écris pas de scénario que je dois ensuite exécuter. Je ne suis pas un exécuteur, ni un maître constructeur technique. Je ne projette pas de filmer une scène un mois plus tard. C'est important pour moi d'avoir envie de filmer cette scène aujourd'hui, avec cette personne, à cet endroit. Je suis comme un enfant, je veux tout tout de suite. »
Boris doit en effet pouvoir être pleinement présent lorsqu’il filme. Ce n'est peut-être pas seulement une question de spontanéité, mais plutôt d'inspiration et de concentration. Cela veut dire : au travail, n’être concerné que par ce qui se passe à ce moment-là. La caméra, les gens que l’on filme, mais peut-être aussi par quelque chose qui se passe à l'arrière-plan, qui peut soudainement être intégré à la scène. « Je filme ce que les autres ne filment pas. Tout ce que leur scénario leur interdit. Les interstices, les interruptions, les trous dans lesquels je trouve mon espace de liberté. »7 Il faut être capable de reconnaître quand le hasard te fait un cadeau. Il faut donc savoir exactement quel est le film rêvé, mais aussi pouvoir identifier le moment où le film s'extirpe de soi pour respirer d’un nouveau souffle que soi-même, on n’aurait pu lui insuffler.
Boris me parle de sa méthode à l'époque où l’on travaillait en pellicule. Il ne veut nullement dire que ce médium est magique, ni même meilleur que le numérique. Mais la pellicule impose des contraintes qui s'avèrent justement très utiles pour le cinéaste. C'est beaucoup de travail – il faut du temps pour changer les bobines ; c'est cher – on ne filme pas au hasard lorsque le budget s’évapore à chaque seconde ; il faut faire très attention – en ouvrant la caméra ou en ajustant le diaphragme, un seul moment d’inattention peut gâcher le matériel de toute une journée de tournage. Presque étonné, Boris observe : « Aujourd'hui, je vois des cameramen répondre à des messages tout en filmant. » La distraction n’est plus pénalisée. Mais un cinéaste a besoin de contraintes. Si les instruments avec lesquels on travaille n’en imposent plus, il faut se les donner soi-même.
Boris Lehman a souvent dit qu'il allait arrêter de faire des films. Son film de 2016, Funérailles, l'art de mourir, par exemple, consiste en des exercices pour apprendre à mourir, dans lesquels aucune demi-mesure n'est prise. Les vêtements sont brûlés, ainsi que les livres. Même ses propres films ne sont pas épargnés. Mais il ne s’agit ni de sa dernière tentative, ni de la première. En 2013, Boris achève le film Mes Entretiens filmés, commencé en 1995. « Dix-huit années pour arriver à dire que je voulais arrêter de faire des films en en faisant un, ça peut faire sourire. »8 Ça fait penser à un alcoolique qui reprendrait un verre en disant « Encore un dernier, avant d’arrêter de boire ! » Peut-être qu’avec chaque film, Boris voudrait apprendre à arrêter de filmer. Et d'une certaine façon, chaque cinéaste doit « désapprendre » à faire un film à chaque nouveau projet parce qu’un film ne peut pas se faire par habitude, il n'y a pas de recette magique. Et si un film est le résultat de nombreuses tentatives, il est néanmoins intrinsèquement impossible à répéter. Le dernier film est donc toujours l'œuvre ultime, comme si aucun autre n'avait préalablement existé ou n'allait suivre. Jusqu'à ce que l’addiction frappe à nouveau et que tout recommence à zéro.
Boris travaille actuellement à un nouveau film, avec Sarah Moon comme co-réalisatrice. Il s’agit d’une histoire de Bruxelles, racontée à travers son histoire personnelle. « Nous avons filmé quelques scènes de fiction, mais c’est surtout un film d'archives. » Je constate à quel point le terme ‘archive’ prend une tournure toute relative dans son travail. Chez lui, dès qu'une image est filmée, elle devient une archive. Dans beaucoup de ses films, des images à des décennies d'intervalle sont juxtaposées par le montage. Le Boris d'aujourd'hui se heurte toujours au Lehman du passé. Le temps se dépose par couches. Un film de Boris peut être vu comme un arbre qui croît sans arrêt et forme de nouvelles branches, jusqu'au moment où le réalisateur décide de le couper. Lorsque le film s’achève, c’est un processus organique qui est interrompu, mais la souche révèle les anneaux de l’arbre, du temps écoulé. Le film témoigne de sa propre genèse.
« Parfois, certaines choses doivent être coupées ou cassées, dit-il. Un nouveau centre commercial est en construction à côté de mon atelier. Les vibrations du chantier ont provoqué une énorme fissure dans le mur. Je me suis beaucoup inquiété à ce sujet. Mais j'ai alors pensé à la chanson de Leonard Cohen dans laquelle il dit : « There’s a crack in everything. That’s how the light gets in ». Cette image devient l'un des points d’ancrage de mon nouveau film. J'ai aussi rassemblé beaucoup de vieilles photos, des images qui montrent la vie dans le passé. Mais je ne vais pas en montrer beaucoup. Je pense, comme Robert Bresson, qu'il vaut mieux suggérer que montrer, laisser le mystère planer, ne pas tout expliquer, comme on le fait dans la plupart des films narratifs ou documentaires. Tout n'a pas besoin d'être bourré d'images. L'imagination doit encore pouvoir se glisser entre elles. Plus tôt, Boris notait l'abondante production d'images de notre époque : « Aujourd’hui, tout le monde possède une caméra et filme, tout et tout le temps, comme on téléphone, comme on parle, comme on écrit. Est-ce à dire que tout le monde fait du Boris Lehman ? Non, hélas, on filme comme des touristes qui photographient la tour Eiffel, sans aucun point de vue personnel, on filme et refilme tout ce qui a déjà été filmé, sans aucune originalité, sans mise en scène, sans jamais être conscient de faire un film. »9
L’abondance d'images qui nous entoure est impressionnante. Cela donne le tournis de se rendre compte du peu de réalité qu'il y a par rapport à sa représentation. Faire l'expérience de du hic et nunc risque constamment d'être enfouie sous un inépuisable réservoir de sensations médiatisées. Le cinéaste ne crée plus à partir du silence, mais ajoute sa voix à une polyphonie assourdissante. Toutes les images présentes de façon irrépressible dans le monde commentent en quelque sorte les images que l’artiste voudrait y ajouter. Mais Boris ne les écoute pas. Il flâne imperturbablement dans son quartier. Lentement, dépassé par les voitures, les coursiers à vélo et les gens avec un smartphone en main. Les passants le hèlent : « Bonjour, Boris ! », et il leur rend leur salut d’un signe de tête sous sa casquette.
- 1Boris Lehman « Être quelqu’un ou n’être rien (confessions), » Trafic, 79 (2011).
- 2Boris Lehman, « Le projet Babel. » Jamais publié.
- 3Déclaration issue du Portrait du peintre dans son atelier (Boris Lehman, 1985).
- 4Déclaration issue du Babel – Lettre à mes amis restés en Belgique (Boris Lehman, 1992).
- 5Histoire de mes cheveux (Boris Lehman, 2010).
- 6Mes sept lieux (Boris Lehman, 2014).
- 7Boris Lehman, « Laissez faire la vie, » Hors Champ (april 2004).
- 8Boris Lehman, « La fin de mon - du - cinema, » Trafic, 98 (2016).
- 9Ibidem.
Images (1) et (3) de Mes sept lieux (Boris Lehman, 2014)
Image (2) de Babel – Lettre à mes amis restés en Belgique (Boris Lehman, 1992)