Mes autobiographies filmées
Il ne suffit pas de dire « je » pour que l'oeuvre en question soit déclarée autobiographique.
Avec le film, c'est encore plus difficile.
Charlot n'est pas Chaplin, pas plus que Hergé n'est Tintin. Woody Allen, comme Orson Welles, Nanni Moretti ou John Cassavetes, quand ils jouent à l'écran, interprètent des rôles, même si ceux-ci sont proches du personnage réel qu'ils sont dans la vie. Ainsi devrait-on mesurer la distance et la distorsion qui pourraient exister entre l'auteur et son incarnation à l'écran. Car il s'agit bien de cela : l'auteur, s'il est filmé ou s'il se filme, est bien un bloc de chair en image photographique – pornographique, devrait-on presque dire –, corps réel pris dans un morceau d'espace et de temps qui fonctionne comme une trace de passé, une trace de vie, un souvenir ou une remémoration au sens où Proust l'entendait, sauf qu'ici l'imagination du spectateur se trouve limitée par l'imagerie, toujours réductrice, parce que basée essentiellement sur la vraisemblance et la ressemblance photographique, sur ce qu'on appelle « l'impression de réel ». Là où les mots, même dans les descriptions les plus longues et les plus précises, donnent libre cours à l'imaginaire, le cinéma, s'il montre par exemple Adjani en Adèle H, limite l'image d'Adèle H au visage et au corps, à la voix, à la démarche … de cette actrice. D'où la déception quasi constante de toutes les adaptations littéraires à l'écran (le Proust de Ruiz comme exemple récent) sauf si d'autres choses sont mises en jeu, évidemment, ou si le roman ou la qualité littéraire n'entrent pas en ligne de compte, et ne servent que de prétexte scénaristique. Mais pour ceux – la majorité paresseuse – que la lecture rebute autant que l'effort d'imagination, Adjani en Adèle H les satisfera pleinement.
Il y a cependant des expériences limites. Elles ne peuvent se rencontrer que dans les marges du cinéma « traditionnel » : le cinéma primitif (La sortie des usines Lumière à Lyon, Le repas de bébé, La partie de pêche ...), le cinéma expérimental (le Voyage en Lituanie ou Scènes de la vie d'Andy Warhol de Jonas Mekas) ou le cinéma d'amateur.
Bien évidemment quelques cinéastes « professionnel » ont trouvé là une possibilité d'écriture neuve ou originale Beaucoup aujourd'hui usent de la vidéo, plus proche du stylo. Citons : Gérard Courant (Les Cinématons), Joseph Morder (Mémoires d'un juif tropical), Dominique Cabrera (Demain et encore demain), Alain Cavalier (La rencontre) en France, Tonino de Bernardi en Italie, Stephen Dwoskin (Behindert, Try To kiss the Moon) en Angleterre, César Monteiro (Souvenirs de la maison jaune) au Portugal ... Et beaucoup d'autres, inconnus, à découvrir, au Japon, en Australie ... ou tout près de chez nous.
Car, comme le journal intime littéraire, qui en principe n'est pas fait pour être publié de son vivant, le vrai journal filmé devrait aussi avoir cette discrétion, cette modestie, cette pudeur et ce courage désintéressé. Ça montre combien le cinéma est plus factice que la littérature. (A voir !)
Mais, disons-le tout net : une oeuvre, parce qu'elle est ou se déclare autobiographique, n'en est pas devenue automatiquement intéressante. Méfions-nous ! Il y a aujourd'hui un effet de mode, dû au recul du social et à l'intérêt pour l'intime, non seulement dans la littérature et le cinéma, mais dans tous les arts.
Personnellement, sur les quelques 250 films que j'ai réalisés, je pourrais en dénombrer une quarantaine d'autobiographiques. Au cours des années, j'ai progressivement abandonné la réalisation de films plus classiques (documentaires et fictions, films didactiques et scientifiques) pour quelque chose d'hybride, d'inachevé, qui tient de l'almanach et du journal intime avec ses excroissances, comme les voyages, les entretiens, les confessions, les lettres ...
Des centaines d'heures, qui pourraient me rapprocher sans doute d'un Amiel, dont personne n'a jamais pu lire la totalité de ses écrits, mais dont les bribes et fragments, nous donnent une assez bonne idée de l'homme qui a fait de sa vie son livre et son oeuvre.
Les titres – mais beaucoup n'en ont pas – pourraient peut-être vous éclairer :
1. Moi je
2. Encore un film sur moi
B comme Boris
4. À la recherche du lieu de ma naissance
5. Couple, regards, positions
6. L'homme de terre
7. Confessions (1, 2, 3)
8. Mes entretiens filmés (1, 2, 3)
9. Mes voyages (1 à 15)
10. Babel – lettre à mes amis restés en Belgique (1, 2, 3)
11. Un jour comme les autres
12. Anniversaire 50 (1,2)
13. Homme portant son film le plus lourd (1, 2, 3)
14. Masque
15. Portrait du peintre dans son atelier
16. Album 1 (je filme et je suis filmé)
17. Identité
18. 7 (x 2) ans de réflexions
19. Muet comme une carpe
20. Ma situation financière
21. La division de mon temps (1, 2, 3)
22. Aide-mémoire (1, 2, 3)
23. Essai sur moi-même
24. Autoportrait (1, 2, 3)
25. L'arrivée du moi
26. Histoire de ma vie racontée par mes photographies
27. Un homme marié
Outre les autofictions (= se mettre soi-même en scène dans une histoire, jouer son propre rôle), il y a des lettres, des autoportraits, des confessions, des entretiens. Tout tient du journal, de notes et d'esquisses, de brouillons, d'idées et de projets de films plutôt que des films (au sens où un film est un produit lisse, fini, produit et diffusé). Avec cette caractéristique qu'ils peuvent tout contenir, englober d'autres films et même les films des autres. (Babel III est fait uniquement de films tournés par les amis, renvoyés à l'auteur).
Ces films, parfois recommencés, existant en plusieurs versions ou variantes, sont donc divisés, pour la commodité, en chapitres, en bobines, en morceaux, qu'on peut alors projeter, mais plus dans les conditions normales de projection, même dans les festivals et les cinémathèques, mais de plus en plus dans les lieux privés.
Depuis 1995, mon autobiographie se multiplie, se fragmente, prend de nouvelles formes, et en même temps, fait une retraite. On n'arrive plus à vraiment les voir. Peut-être ai-je le même souci que Perec, de changer, de trouver de nouvelles formes et de nouvelles contraintes.
En général, si le cinéaste filme, c'est-à-dire tient lui-même la caméra et montre ce qu'il voit, fait entendre ses réflexions, il ne peut apparaître lui-même à l'image, et sur l'écran, sauf s'il passe devant un miroir, mais dans mon cas, je me filme souvent par procuration, la caméra se retourne vers moi. Double-moi donc, derrière la caméra : auteur et metteur en scène, et devant la caméra : scénariste et acteur.
Le caractère encyclopédique (et monumental) que prend mon oeuvre provient probablement de la quantité de matériau prélevé à partir de moi-même, mais aussi du style propre, de la démarche essentiellement descriptive, énonciative et énumérative. Je fais constamment l'inventaire de ce que j'ai (amis, objets) et ce que je fais (visite à mon dentiste, déménagement). J'ai toujours des listes de plans tournés, de plans à tourner, de plans à refaire, de plans mal faits, et ces listes se renouvellent périodiquement.
JE et MOI. L'AUTRE disait Borges ou Lewis Carroll, et Rimbaud ... Pessoa en était, en avaient PLUSIEURS ...
Il ne suffit pas de dire JE. La preuve photographique n'est pas moins une figure de style ou une ruse du cinéaste que celle du romancier qui se cache derrière sa plume, qui « ment pour dire la vérité » selon l'expression de Jean Cocteau.
Et pourtant, c'est ce que je pratique depuis toujours : la preuve par le film : j'étais là, ceci m'est arrivé, j'ai vécu et vu cela. Ces morceaux de temps pris dans ma vie, qui pour moi étaient des présents, sont devenus aujourd'hui des passés, que je donne aux spectateurs comme des présents. A chaque projection, ils se mettent à revivre comme autrefois.
Après tant d'années, et tant de films, il ne me semble plus nécessaire de dire à la caméra : « C'est moi, je suis Boris Lehman, l'auteur de ce film qui se filme et se fait filmer. Ce que je vous montre c'est ma vie, mes amis, et tout ce qui m'arrive. Il n'y a donc pas d'acteurs ni de scénario ni aucune reconstitution. On ne filme qu'une seule prise et tout ce qu'on a filmé est là, dans l'ordre chronologique, sans manipulation de montage et sans trucage ». C'est peut-être ça le pacte autocinébiographique, un pacte (très subjectif et très relatif) d'authenticité et d'honnêteté.
Tout de même, on sait bien que tout (cela) n'est que fiction, que tout est faux, que chacun joue et même invente sa propre histoire, et fait son cinéma, se met en scène. Il y a un rôle actif et souvent retors de la mise en film qui fait que ce qu'on dit n'est pas toujours ce qu'on pense ou ce qu'on veut dire.
Mais la caméra révèle toujours quelque chose. Je crois à cette puissance de l'image, et du hasard, à cette possibilité par le cinéma de magie et de révélation.
Ce texte a été publié dans La Faute à Rousseau. Revue de l'autobiographie, 22 (1999).
Un grand merci à Boris Lehman.