Un nouveau film Belge
Histoire de détective de Charles Dekeukeleire
J’avoue que j’éprouve un goût tout particulier pour ce qui est conçu et réalisé par un Belge dans le domaine du film.
Les efforts isolés de jeunes cinéastes pleins de foi dans leur art, et d’un courage solide, me donnent souvent l’impression que la critique qui accueille leurs œuvres, est parfois dure ou injuste, parce qu’elle distribue les louanges ou les blâmes avec un sentiment qui se laisse guider soit par l’amitié, soit par la publicité.
Une œuvre belge mérite d’être étudiée avec autant d’impartialité et de pénétration que n’importe quel chef-d’œuvre étranger, et il convient surtout de porter la plus grande attention sur les modestes moyens de réalisation, tant pécuniaires que techniques, qui sont mis à la portée des quelques auteurs de bandes cinématographiques.
Dans le domaine de l’intelligence et de la sensibilité, je tiens notre jeune compatriote Charles Dekeukeleire, pour le meilleur de ces Belges qui n’ont pas encore subi l’attraction de studios étrangers, et qui travaillent chez nous, en cumulant dans la réalisation de leur film toutes les fonctions qui sont ailleurs réparties entre une hiérarchie de techniciens et de fonctionnaires des grandes compagnies.
Dekeukeleire est ce qu’on peut appeler « un self made man » du cinéma. Lentement, laborieusement il a acquis l’expérience certaine qui lui permet de nous présenter aujourd’hui un film complet, d’un équilibre et d’une forme cinégraphique nouvelle, et qui surpasse de bien loin ses deux premiers essais, Combat de boxe et Impatience, films de court métrage dont l’un était une étude de rythme visuel, et l’autre un essai technique.
J’ose placer en cette Histoire de détective, des espoirs, et de l’enthousiasme.
De l’espoir pour la forme, neuve, d’une conception qui paraitra absurde à première vue à celui qui n’est pas averti des choses de l’écran, mais qui à mon sens inaugure un nouveau style. C’est le plus grand mérite de son auteur, celui d’avoir rompu avec une tradition qu’il considère comme vieillie, pour découvrir un nouveau mode d’expression.
De l’enthousiasme pour quelques fragments, où se mélangent une naïveté sentimentale d’une fraicheur parfaite, et un rythme de l’image qui conduit à faire exprimer son tempérament dans une forme vigoureuse, saine, et constructive.
C’est pourquoi j’ai pris autant de plaisir à voir les passages imparfaits de ce film, ceux dans lesquels la forme apparaissait trop vive au détriment de la poésie et de l’art, que dans certaines images d’une sûreté et d’une précision photographique étonnantes et d’un esprit lumineux, telles par exemple la scène des pommes en mouvement et celle du fer en fusion.
J’ai dit que Dekeukeleire inaugurait une nouvelle expression visuelle, celle que j’appellerai le « dynamisme subjectif ». Le cinéma c’est l’art de capter la synthèse du mouvement, mais il ne suffit pas de saisir sur la pellicule les éléments mouvants de la réalité, en se plaçant soi-même en dehors du champ d’action, ainsi que cela résulte de toute la production courante, où l’opérateur se satisfait dans l’enregistrement de la vie qui passe, lui-même restant soit immobile, soit indiffèrent à toutes les manifestations qu’il contemple. Il faut au contraire donner à l’objectif, ce ciné-œil, l’intelligence et le mouvement.
L’appareil enregistreur devient lui-même vivant, il se déplace et réagit psychologiquement. À la vision du monde qui autrefois n’était qu’une photographie animée, dont la qualité et l’intérêt dépendaient presque exclusivement de la plastique et du jeu des acteurs, se substitue l’impression ressentie par l’opérateur seul, celle qui résulte de la synthèse de deux mouvements distincts, d’une part celui de la vie intérieure de l’auteur, d’autre part, celui de l’extérieur modifié, épuré, transformé dans le sens de l’impression psychique du réalisateur.
Ce film sera combattu parce qu’il bouleverse l’attitude normale que le spectateur prend vis-à-vis de l’image. Il ne peut plus être un indifférent qui partage ou ne partage pas les joies et les douleurs qu’on lui propose de ressentir. Il est en quelque sorte violemment jeté dans la mêlée, son œil est ancré dans la toile, plus de logique artificielle que l’on établit habituellement pour faciliter la compréhension et asseoir le plaisir, plus de scènes d’amour que l’on peut suivre avec la tranquillité de quelqu’un habitué à examiner le détail des choses au travers de Jumelles. Les éléments qui conduisent au raisonnement sont enfouis dans la tourbillon des sentiments, et des pensées discoordonnées. Ces images qui sortent de notre subconscient se suivent souvent dans un désordre beaucoup plus significatif que la plus logique et la mieux coordonnée des expressions intellectuelles.
Rien n’est plus délicat que cette manière essentiellement mobile d’enregistrer des faits qui sont eux-mêmes soumis au mouvement, et d’autant plus dans ce film, subjectif depuis le depuis le début jusqu’à la fin, et où la mobilité de l’appareil résulte d’un état psychologique d’impatience, d’inquiétude fébrile, et de recherche passionnée de sa propre personnalité.
Le point faible de l’œuvre est dans les moyens trop réduits mis à la disposition d’une idée trop entière, trop exclusive. L’extrême rapidité des images surprises à la cadence de l’auteur en mouvement, nécessite une virtuosité technique de la prise de vue, à laquelle la science actuelle n’est pas encore parvenue.
L’auteur s’en est rendu compte, puisque l’un des nombreux sous-titres, tous extrêmement bien rédigés d’ailleurs, invite le spectateur à excuser l’imperfection momentanée de l’image, a un moment donné ou le personnage principal se trouve pris dans un mouvement de foule.
Le scénario choisi est extrêmement simple, et c’est à mon avis la condition essentielle pour pouvoir réussir un film de ce genre, et en cela notre compatriote a été bien averti.
Toutefois la subjectivité uniforme ne me parait pouvoir se réaliser avec succès que dans des bandes d’un métrage court, dans des essais. Une œuvre complète nécessite des moments de repos, d’arrêt, des « soupirs », qui doivent permettre au spectateur de se ressaisir.
L’effort continu de l’œil et de l’intelligence fatiguent. Il faut dans l’image, comme dans la pensée, du calme.
L’Histoire de détective est conçue dans la fièvre de l’enthousiasme et de la sincérité, qui remplacent parfois la maitrise et le contrôle.
Dekeukeleire nous démontre toutefois que la recherche, la curiosité intelligente s’assurent non pas un succès d’estime, mais une certitude d’avoir contribué glorieusement au meilleur développement et à la perfection de l’art cinématographique.
Image de Histoire de détective (Charles Dekeukeleire, 1929)
Ce texte a paru dans L’étoile Belge, 5 mai 1930.
Un grand merci à Sophie Cauvin.
Le 26 février, Bozar, Avila et Sabzian présentent un cinéconcert unique. Le pianiste Seppe Gebruers accompagnera le chef-d’œuvre avant-gardiste de Charles Dekeukeleire, Histoire de détective (1929), en direct sur deux pianos à queue.