Soleil Ô
Entretien avec Med Hondo et Robert Liensol
Pour moi (et je sais qu’il s’agit d’un jugement personnel), la grande découverte de la « Semaine » fut le Soleil Ô de Med Hondo. Découverte au sens le plus matériel : penser que cinquante comédiens noirs de Paris ont tourné ce film en plein Montmartre et que les critiques chargés de la sélection (tout se sait pourtant dans les milieux du cinéma) n’ont connu son existence que par un miraculeux hasard (plus précisément parce que Guy Hennebelle, ancien rédacteur à « El Moujahid » est relié à un autre tam tam que celui du cinoche, au tam tam de brousse africain) ; cette absence de publicité signifie que, si le film est « récupéré », ses auteurs n’auront pas fait grand-chose pour cela. Révélation surtout parce que, jusqu’à ce jour, aucun film venu d’Afrique n’exprime aussi pleinement que celui-ci fait à Paris, l’Afrique – dans un chant qui est à la fois d’amour et de colère. Le chant dont les premiers mots donnent son titre au film est celui des esclaves africains exilés aux Antilles. Le film est fait par d’autres exilés (« volontaires » comme on dit, mais qu’est-ce que ça change ?) : les comédiens noirs travaillant à Paris. Sur les rapports des Noirs immigrés avec nous, il est, suivant une formule de Sarte dans sa préface à Fanon, « le striptease de notre humanisme ». Mais il est le striptease aussi des présidents et politiciens noirs que nous avons modelés à notre convenance. Au-delà, il nous jette une image visionnaire du destin de l’Afrique. Regardez ce baptême « chrétien » où l’un après l’autre les catéchumènes se repentent d’avoir péché en parlant leur propre langue, puis, tout en crachant le sel, se répètent à eux-mêmes ce nouveau nom, Pierre, Jacques ou Jean, qui leur est étranger. Regardez ensuite comment les croix ) - retournées aux ordres d’un sous-of blanc - deviennent des épées pour s’entretuer entre frères, comment le même sous-of épingle à la boutonnière du vainqueur une décoration qui est un billet de banque… Essayez de voir avec les yeux d’un Noir, - consciencieusement réalisé par de gentils enfants bien français dans une maison de week-end bien française – ce saccage de nourritures si précieuse pur ceux à qui la vie ne fait pas de cadeau. Et puis voyez se dresser, dans une forêt qui n’est pas africaine, mais qui demeure une forêt, devant les yeux d’un Noir ; à bout de crouse et à bout de nostalgie, les hauts portraits de Lumuba, de Guevara, de Malcolm X … Et puis relisez Fanon.
Jean Delmas
Med Hondo : Par un hasard objectif (ou l’inverse), on s’est trouvé être des artistes « de couleur », comme on dit communément, rassemblés à Paris, finalement pour exactement les mêmes raisons, Bachir Touré, Robert, moi, on s’est trouvés là au milieu d’un pays, d’une ville où il fallait accomplir sa vie – d’une façon simpliste – travailler : être un acteur, un musicien, un chanteur. Mais il y a alors une autre prise de conscience, c’est que les portes sont fermées.
Robert Liensol : C’est qu’il est extrêmement difficile pour nous de se faire reconnaître comme comédien. Vraiment on nous emploie comme l’ombre du tableau si vous voulez. Et puis on se doit conformer à l’image très précise, très stéréotypée du nègre vu par les blancs… Penser qu’un comédien noir puisse jouer un rôle quelconque qui ne soit pas un rôle de noir, alors cela c’est considéré comme absolument aberrant. Il faut qu’un noir soit un noir… Il y a une volonté plus ou moins consciente de nous enfermer dans notre peau finalement : c’est-à-dire dans le pittoresque ou dans le sauvage, ou dans l’amusant, ou dans le bon nègre, nous ne sommes pas des hommes noirs, nous sommes des noirs : les noirs ils sont comme ça, ils sont gentils, ils sont bons, ils sont aussi un peu cannibales, ils l’ont été…
En somme, ce qui nous empêche de travailler, de vivre en acteur à part entière, ce sont exactement les mêmes éléments qui font qu’un noir ici quel qu’il soit, ne peut pas vivre en homme.
Hondo : Pour sortir de là, nous rêvons de former ensemble un groupe de théâtre. Et, en attendant nous avons fait ensemble le Soleil Ô.
Matériellement il était impossible pour nous de faire ce film suivant les règles du cinéma. Parce que le cinéma exige : pour 50 acteurs tant d’argent, la caméra tous les jours, trois mois de tournage et pas plus, un financement, des dates arrêtées ; c’est une chose cartésienne, précise, nette ; on décide à l’avance et on ne dépasse pas. Je n’ai rien contre cela. Mais, nous, on n’avait pas assez de moyens ; on ne les a pas aujourd’hui et sans doute on ne les aura pas demain. Il fallait, pour faire un film, contrecarrer tout ce qu’il y a dans le cinéma de formel, de matériel, c’est-à-dire aller trouver un producteur et lui dire : « Mon sujet est le meilleur parce que j’y crois. Donnez-moi – pas 40 millions – mais 10, je me débrouillerai », etc… On a dit : Si on est capable de parler, de s’exprimer, on est capable de faire un film. Sans personne… On peut dire que celui-ci a été fait ans un centime. Il n’y avait pas un million à la banque pour dire on va payer les premiers traites, il n’y avait pas 500.000 francs : il y avait ce que gagne chacun de nous en faisant son métier de comédien. Et l’engagement absolu vis-à-vis de ceux qui nous faisaient confiance, l’assurance de les payer un jour. Ça c’est une première chose qu’il faut savoir, je crois.
La deuxième chose, c’est que ce film – en tout cas c’est comme cela qu’on l’a voulu – s’adresse davantage aux gens qui ont subi ou qui ont parcouru un cheminement bien précis dans la culturalisation, dans le passage d’une coutume à une autre : on part de sa langue, on adopte autre chose – simplement pour survivre. Et puis, parce que c’est là, parce qu’on vous dit : « Ça c’est bien », on pense : pourquoi pas puisque c’est bien ? Jusqu’au moment où finalement on s’aperçoit que ce n’est pas bien et qu’il y a là un mensonge fondamental. Je m’explique : que vois, vois aimiez le film et que vous l’ayez vu, ça nous fait énormément plaisir. C’est presque un miracle à la limite. Mais quelqu’un qui a subi comme nous ces mêmes tribulations, ces mêmes ascendances, est à même de le juger d’une façon beaucoup plus brutale, beaucoup plus directe ; de dire : « Oui, effectivement c’est ça ». Et il ira plus loin.
Car la preuve est flagrante : depuis que la France a colonisé puis « décolonisé » ces pays, il n’y a pas eu d’œuvres africaines ou franco-africaines. Il n’y a pas eu par cette interpénétration une culture partagée.
Jean Delmas : Pourtant, les poètes ? Senghor ? Césaire ?
Hondo : Il faut bien ouvrier les chambres de bonnes aux poètes parce que sinon où est-ce qu’on va les lire ? Il faut bien récupérer aussi l’expression nègre qu’on lit en disant : « Regardez-moi, je suis un beau nègre et j’écris des vers comme Racine ou comme Mallarmé. Pas tout à fait comme lui, parce que je suis nègre ». Et à part cela, on se couche et on va toucher ses royalties. Je crois que la négritude au départ était d’abord une révolte, une redéfinition de soi-même. Non pas un combat, mais une autosatisfaction. Et si ça ne se traduit pas dans un combat, ce n’est rien.
Quand on dit poète on parle de talent d’écrivain. Il est bien certain que Césaire a un talent fabuleux d’écrivain. Mais un talent d’écrivain au service de qui ? Au service de quoi ? Une esthétique de mots, de verbes, de phrases, de paraphrases fantastiques, qu’on lit chez soi ; et on dit : « Qu’est-ce que c’est beau ! » Mais grattons tout cela : son pays, les Antilles, n’en est pas au point de dire, « Qu’est-ce que c’est beau ! » Il est sous la botte.
Mais supposons que votre film ait auprès des blancs un accueil chaleureux du genre de celui fait à Césaire, alors qu’est-ce que vous allez faire ?
Hondo : Moi je ne me dis pas le cinéaste du tiers monde, comme d’autres se disent poètes de la négritude. Mais…, en admettant que je veuille assumer certaines choses, je ne sais pas comment je serai demain. C’est une interrogation que je dois me faire. Si je tombe dans le panneau, eh bien j’espère qu’il y aura des gens qui me casseront la gueule. Ah oui. Parce que c’est se servir de la naïveté, de l’espoir, de l’intelligence des autres pour en faire des bulles. C’est monstrueux. Si moi demain je vais chez vous et je montre ce film en disant, « Je traduis l’angoisse des travailleurs africains » et qu’on se dit, « On a un cinéaste qui exprime notre pensée parce qu’il a une arme qui est le cinéma. Il va nous défendre », et que j’aille, moi, faire du cinéma esthétique à projeter dans les salons du XVIe arrondissement ou dans les festivals et que me contente simplement de faire des images, si j’expose le malheur des nègres sans arrêt en répétant, « Regardez, ils sont malheureux, mais ils sont beaux…, ils sont beaux, mails ils sont malheureux », on me donnera des palmes. Ah oui ! mais je crois que là, si je suis inconscient, il faudra que les autres me le rappellent. On assume sa responsabilité : je veux dire par là que Césaire, tout grand poète qu’il est, n’a pas assumé sa responsabilité. Parce que, lui, a partit de son talent et de son succès, il avait la possibilité d’aller beaucoup plus loin que 10.000 nègres réunis.
Mais je ne me fais aucune illusion. Je sens déjà que nous allons être, comme on dit, « récupérés ». C’est vrai, on le sera parce qu’on ne peut pas faire autrement. Mais on a fait ce film, parce que c’était ça ou crever un peu plus. On est absolument certain que ce n’est rien par rapport à ce qu’il faudrait faire d’autre. Rien. En tout cas il ne faut pas s’arrêter là. C’est une chose éphémère, importante dans le moment où elle a été faite : avec des sueurs, des volontés. Il fallait dire des choses qui n’ont peut-être jamais été dites. Mais le cinéma en soi n’est pas pour nous l’expression totale, n’est pas l’accomplissement de ce que nous voulons faire…
Et si la réussite du Soleil Ô vous permettait de faire un autre film ?
Hondo : Je ne sais pas. J’ai déjà mal au ventre en y pensant, oh la la… Il faut tout d’un coup correspondre aux clichés plus ou moins justes sur vois… Et puis il faut faire des films qu’on n’a pas en soi. Je n’arrive pas à concevoir qu’on puisse faire du cinéma film sur film, faire des films comme on fait du saucisson. On ne peut pas…
Si demain je fais un autre film – à moins que je devienne comme les autres, ce que n’est pas impossible, c’est parce que j’aurais besoin de le faire, la nécessité de dire quelque chose par le cinéma. J’adore le cinéma. Mais le cinéma en soi n’est pas pour moi l’expression totale, l’accomplissement de ce que je veux faire.
Ce que vous voulez faire dans ce film : aider les Africains immigrés à prendre conscience ? Les pousser à une action ?
Hondo : Vous savez, on ne pousse personne dans une action quelconque. Mais on peut être révolté par ce qu’on entend tous les jours, par ce qu’on lit tous les jours, par le magma de bobards gigantesques qui règne sur l’Afrique. Et lorsque vous êtes concerné directement par l’Afrique – et par d’autre choses, parce que finalement tout se rejoint – on est un peu malade ; ce sont des gifles qu’on reçoit tous les jours. Et si on est un peu sensitif, on se dit : « Mais tout ça veut dire quoi ? »... « Comment peut-on dire que… » Non, il faut dire quelque chose qui soit contre, parce que ça c’est un mensonge. Il faut cracher son venin, il faut vider sa panse. Il y a un vomissement à faire d’abord pour se comprendre. On ne peut pas éternellement entendre les Premiers Ministres et les Présidents noirs dire des sottises épouvantables au nom de milliers de gens qu’ils mettent sous la botte. On met es télévisions en Afrique, et puis on fait parler les Présidents dans le même sens que les Occidentaux, et puis tout cela continue, et puis tout cela fait un ron-ron… Mais alors quoi ?
Le film, dans l’un de ses aspects, donne une image de la vie des Noirs immigrés à Paris. Quelle est dans son élaboration la part du cinéma-enquête ? La part de l’expérience vécue ?
Liensol : Pour ainsi dire, toutes les scènes partent de réalités. On n’invente pas le racisme, surtout au cinéma. On ne l’invente pas. Ce sont des choses bien précises que vous subissez et que vous enveloppent. C’est une espèce de manteau qu’on vous met dessus et avec lequel vous êtes obligé de vivre. Toutes les scènes un peu anecdotiques, même celles qui sont poussées à l’extrême, partent d’une expérience vécue. Même la scène de la confession au début, que vous étonne : chez moi, aux Antilles, effectivement, on apprenait aux enfants, quand ils allaient se confesser, à citer ma garantie, parce que j’y ai vécu quelques années quand même, jusqu’à 22 ans, et vraiment j’ai commencé ma confession comme ça : « Mon Père, pardonnez-moi parce que j’ai péché. Mon Père, je m’accuse d’avoir parlé Créole ». C’est resté gravé dans ma tête, et évidemment pas seulement dans la mienne, dans celle de tous les garçons de ma génération… De même le texte reproduit dans ses grandes lignes d’un bout à l’autre, d’après un rapport authentique… D’un autre côté (parce que vous avez bien remarqué qu’il ne s’agit pas simplement d’une attaque contre les blancs), le Noir qui dit : « J’ai un point d’avance sur toi. Je suis plus blanc que toi », c’est aussi un fait dont j’ai été témoin et qui illustre le climat.
Mais ce que vous appelez, je crois qu’on l’a évité. Un moment on voulait tourner dans de véritables taudis, à Ivry plus précisément. Puis on s’est dit : si le fait de montrer un taudis épouvantable où il est vraiment impossible de rester plus d’une heure sans étouffer, pouvait résoudre le problème, ce serait bien. C’est-à-dire si, par-là, on pouvait faire que tous les Français arrivent à se dire : « Non, il est inconcevable que des êtres humains, en France, vivent ainsi. Nous ne pouvons plus permettre que cela continue… ». Mais quant à cela on ne se faisait pas beaucoup d’illusion bien entendu. On savait bien que le film irait à des spectateurs qui seraient comme nous - sans caméra, mais avec leur cigare ou leur cigarette – et qui seraient capables, après l’avoir vu, de dire : « Qu’est-ce que vous faites maintenant, mon cher ami ? Allons boire une bière ». Alors, ç’aurait été se servir de cette misère épouvantable pour faire du cinéma : c’était grave, et c’était une incapacité de notre part. On s’est dit : si on est capable de parler de ce problème, on doit être capable aussi d’éviter ce cliché de misère répété une fois de plus, et de faire autrement.
La seule chose qu’on ait faite dans le sens du cinéma-vérité, c’est de prendre des visages noirs mêlés à la foule. Cela pour montre que les Noirs, pour des raisons économiques viendront de plus en plus en France, plus l’Occident ira vers l’expansion, vers une économie forte, plus il aura besoin de main-d’œuvre noire. Et plus l’Afrique sera sous-développée : car le contraire est faux, il ne faut pas prétendre que plus l’Occident sera riche, plus l’Afrique aura un peu de chances d’être riche : ça, ce n’est pas vrai ; il y aura toujours les maîtres et les boys puisqu’on maintient les uns et les autres dans des états différents. C’est-à-dire qu’on ment aux Français, et de ce fait ils deviennent racistes. Et de l’autre côté on ment aux Africains aussi, parce qu’on leur dit à l’école : « La France, c’est un pays merveilleux, c’est le pays de la liberté… » Les gouvernements africains ont besoin de devises, et si les Noirs vont travailler en France, ils font rentrer des devises. Mais ils ne leur disent pas que c’est un pays difficile. Ici on a besoin d’eux, mais en même temps on les rejette.
Donc il s’agissait de prendre à la volée des images de Noirs qui se trouvaient là. Il y en a un, deux, trois, puis dix, quinze, vingt, puis cinquante L’idée initiale était de montrer tous les endroits consacrés, recherchés par les touristes, uniquement occupés par des Noirs. Tout d’un coup on voyait le Sacré-Cœur… et il n’y avait que des Noirs. C’était un bon impact cinématographique. Mais cela, on n’a pas pu le faire.
A part cela, tout est joué par des acteurs ?
Liensol : Tout est joué par des acteurs. Absolument tout. Il y en a 45 je crois.
Avec un scénario très précis ? Ou une part d’improvisation ?
Liensol : Je crois qu’il n’y a rien eu d’arrêté de façon stricte au départ. Mais il y a une scène un peu à part : c’est celle où le personnage que j’incarne rend compte du nombre de logements mis à la disposition des Africains. Là tout le texte est improvisé, sauf le mien qui est un rapport officiel authentique. Chacun a dit ce qu’il pensait à la nouvelle apportée par moi ; là c’est de l’improvisation totale. Mais c’est le seul cas, je crois.
Parallèlement à des scènes descriptives – ou démonstratives – sur la vie concrète des Africains à Paris et les réactions des Européens vis-à-vis d’eux, il y a dans le film des images que prennent une valeur plus générale et comme symbolique, par exemple au début le baptême, puis la procession, puis l’extermination des Noirs entre eux avec les croix renversées et devenues épées, sous l’arbitrage goguenard du sous-officier blanc. Par exemple le saccage du repas familial, à la fin, dans une maison de campagne normande qui se trouve appartenir à un syndicaliste, par les enfants, sous l’œil admirativement amusé de leurs parents ? Cette intervention de l’allégorie répond-elle à un choix ?
Hondo : C’est très difficile de répondre… Je ne sais pas… C’est tout simplement une vision des choses. Il arrive des moments, dans l’oppression qu’on subit, et que les blancs aussi subissent, où on n’arrive plus à assimiler ses contradictions. Il ne reste qu’une vision cauchemardesque et horrible, et pour la traduire, il ne reste plus peut-être que l’allégorie.
En ce qui concerne le repas dans la maison de campagne – cela c’est une conception personnelle, un doute que j’espère momentané – je crois que la classe ouvrière pour l’instant n’aspire pas à la révolution ; qu’elle aspire à un meilleur être, dans un système bien gras, bien gonflé, à la meilleure consommation possible. C’est-à-dire allants qu’on veut bien que le patron ait son château, mais, soi aussi, son château. Ou plutôt que le patron ait une Mercedes et que, soit, on ait une 4 L, mais un peu plus grande chaque année, c’est-à-dire allants dans le sens du patron : cela reste le point de mire, la référence. En ce sens-là, c’est un syndicaliste que je montre comme n’étant pas – disons – un révolutionnaire. Et puis autre chose, mais qui est tout à fait personnel, c’est que je me représente l’Occident comme cela : c’est-à-dire à un degré d’expansion tel que c’est un grand festin. Un grand festin où une banane ne veut pas dire une banane, où un poulet n’est plus un poulet, où les enfants ne sont plus des enfants, où les parents ne sont plus des parents, où les choses prennent des proportions telles que l’on ne sait plus ce qui est quoi. Ça devient un amalgame de nourriture, de panses, quelque chose d’énorme, où on bouffe, on boit… et puis ce qu’on bouffe, ce qu’on boit, ce n’est pas forcément par plaisir, ce n’est pas forcément énorme, c’est la bouffetance. Quand je lis qu’on jette les artichauts dans les poubelles ; ou qu’il y a trop de sucre, alors qu’il faut le garder dans un magasin jusqu’à ce qu’il atteigne un certain prix, ce sont des choses que, moi, je ne comprends pas et je ne trouve pas de mots pour expliquer cette situation… La civilisation de l’Occident, quand je vois les gens rouler, marcher, parler entre eux – quand ils parlent – aller au cinéma, manger…, pour moi c’est une civilisation morte. Parce que l’homme ne compte plus – s’il a compté, je ne sais pas, il y a seulement onze ans que je suis en France. L’homme ne compte absolument pas ; il est bouffé par les voitures, par les transistors ; il est mangé, il est mangé, c’est lui qui est mangé.
C’est une réaction africaine bien sûr, parce que je viens d’Afrique et que je suis ici, et que je suis obligé de comparer. On me dit que l’Afrique est sous-développée. Sous-développée par rapport à quoi ? Par rapport à l’Occident qui a des formes technologiques, un savoir fondamental. Mais pour en arriver où ? A ce que je vois. C’est une catastrophe.
Quand après cette course, le personnage s’abat, il y a les portrais de Lumumba, de Ben Barka, de Che Guevara, de Malcolm X… et finalement c’est là qu’il entrevoit une solution. Ce n’est pas vraiment un apaisement, mais c’est une éclaircie.
Hondo : Il y a des gens qui m’ont dit : « Tu montres Guevara. Alors ? Tu es Guevariste ? » Je dis : non. « Alors tu es Lumumbiste ? Tu es Malcolm Xste ? ». Je dis : non. Il est tout simplement vrai que quand un individu prend directement cause pour certaines choses fondamentales à l’homme, il est abattu : on le tue. Moi, cela me parait suffisamment révolutionnaire comme attitude. Je ne suis pas plus Guevariste que Malcolm Xste. Mais ceux qui vont jusqu’au bout des choses, le pouvoir, qui nous opprime tous, les tue : c’est clair pour tout le monde. Alors il n’y a pas de juste milieu. Il faut être là ou là. Il faut choisir et refuser : l’Occident a perdu le sens du refus.
Ce texte a été publié dans Jeune Cinéma 48 (Juin-Juillet 1970).
Un grand merci à Lucien Logette