Passage : Anouk De Clercq
One saw nothing happening there, for nothing ever happens there. Until it does.1
En cherchant incessamment différentes façons de regarder et de faire des images, je suis tombée sur cette citation d'Anne Carson. Le domaine de recherche autour de ce que regarder signifie m’est apparu très imprévisible et m’a semblé englober l'importance de ce qui pourrait être.
La façon dont on voit le monde est influencée par nos connaissances et nos croyances. Nombreux sont les angles de vue pour regarder quelque chose : un paysage, une personne, une histoire, ou soi-même. Malheureusement, nous humains, pauvres myopes, n'avons ni le don de l'oiseau de proie et sa vision à longue portée, ni les talents de la mouche domestique et sa vision panoramique. Mais grâce à nos cerveaux développés, nous sommes au moins conscients des limites de notre vision. Avec une humilité rare pour notre espèce, nous admettons qu'il y a beaucoup de choses que nous ne pouvons pas voir, et inventons donc des moyens d'observer le monde.
Les images satellite infrarouges, les télescopes optiques et le télescope spatial Hubble font entrer l'immensité dans notre sphère visuelle. Grâce aux microscopes électroniques, nous pouvons déambuler dans l'univers lointain de nos propres cellules. Mais à l'échelle intermédiaire de l'œil nu, nos sens sont étrangement émoussés.
Le roi Lear demande au comte aveugle de Gloucester :
« Comment pouvez-vous voir le monde ? »
Et l'homme aveugle de répondre : « Je le vois parce que je le sens. »
Il est difficile de regarder et de voir en même temps. Seule une profonde attention peut rivaliser avec la plus puissante des loupes. L'intimité nous offre une autre façon de voir, lorsque l'acuité visuelle ne suffit pas. Et si l’on regarde assez longtemps ce qui semble ordinaire, cela devient souvent étrange et inconnu – tout enfant qui a répété son propre nom à haute voix le sait. Voir, c'est oublier le nom de ce que l'on voit, dit Paul Valéry. Apprendre à voir, c'est peut-être davantage écouter que regarder.
Là où les gens regardent dans l'image de Paul Nougé, il n'y a rien à voir, mais tout tremble. Au-delà de ce que l’on voit, vers l'invisible. Une perception plus profonde qui fait appel à notre imagination. Le champ de vision n'est pas délimité par un bord, mais se présente comme une ouverture explorable à l'infini.
Quand notre vision se limite à nos yeux, nous sommes des aveugles voyants. Ce n'est qu’en s’abandonnant pleinement et suffisamment longtemps à ce que, à qui nous regardons, que le monde s'ouvre. Anne Carson nous l’a dit la première.
- 1Anne Carson dans Men in the Off Hours (2002).
Image: Paul Nougé, La naissance de l’objet, 1930
Pour sa nouvelle rubrique Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.