Cinéma vertical, cinéma horizontal

(1) Mrs. Fang (Wang Bing, 2017)

Bien qu’elle soit encore jeune – quinze ans seulement depuis À l’Ouest des rails –, l’oeuvre de Wang Bing est monumentale. Déjà, aussi, elle a ses distributions internes, ses secrets de fabrication. Depuis une demi-douzaine d’années, le cinéaste chinois a en effet pris l’habitude d’alterner les projets de longue haleine et ceux qu’il peut mener à bien en un temps plus bref. Wang Bing tourne sans arrêt. Rien ne lui plaît tant que d’être parmi les gens, de se faire accepter d’eux afin de filmer ce qu’aucun autre, en Chine ou ailleurs, ne montre. Il se laisse saisir par quelqu’un croisé par hasard et qui, soudain, lui donne l’idée, la nécessité d’un film, plus rapide – pas forcément plus facile – que celui auquel il travaillait jusqu’alors.

C’est ainsi qu’est né Ta’Ang, un peuple en exil entre Chine et Birmanie, sorti à l’automne 2016 et qui suivant des groupes de réfugiés, surtout féminins, entre campements et montagnes. Ainsi est aussi né Mrs. Fang. Wang Bing a fait sa connaissance dans un village du sud de la Chine, tandis qu’il tournait un autre film. Mrs. Fang a 67 ans. Elle apparaît dans les premiers plans, souveraine dans son blouson imprimé. Il semble presque qu’elle toise la caméra. Elle fait quelques pas, marmonne deux ou trois mots. Quelques secondes plus tard, tout a changé : Mrs. Fang est couchée, amaigrie au point d’être méconnaissable. Elle souffre de la maladie d’Alzheimer. Ses jours sont comptés. Le film se limite à un programme minimal : accompagner l’agonie de Mrs. Fang sur le lit d’où elle ne bouge plus, alors qu’autour d’elle vont viennent les membres de sa famille. Ils vaquent à leurs occupations, écoutent la radio, rivalisent de soins comme d’hypothèses sur l’échéance plus ou moins prochaine de sa fin – « Ça peut aller très vite, mais ça peut aussi durer... ». Seules quelques scènes de palabres entre hommes à l’extérieur ou de pêche nocturne apportent une respiration – encore que tel plan d’un poisson expirant sur le trottoir ramène à la chambre, avec une cruauté presque accrue.

Droite, Mrs. Fang ne le sera apparue que quelques instants. Tout le reste du temps elle est au lit, et les signes de vie qu’elle donne vont sans cesse s’amenuisant. Là est l’autre distribution qui organise le travail de Wang Bing. Debout , couché. C’est en marchant que l’homme est entré dans l’histoire du cinéma. Au début des années 2000, il a inlassablement suivi les ouvriers, bientôt ou déjà au chômage, dans les couloirs, les coursives, les salles du complexe industriel de Tie Xi Qu. Sans la légèreté du numérique, sans l’endurance de cet ancien étudiant en art, pas d’ À l’Ouest des rails. Par suite, Wang Bing a notamment, et de la même manière, mis ses pas dans oeux de « l’homme sans nom ».

Ultimes fragments de possible

D’un autre côté, il a filmé des gens allongés, de manière tout aussi inlassable et peut-être plus singulière encore. Ce sont les prisonniers du camp du Fossé. Ce sont les patients d’ À la folie. C’est le garçon oisif de Father & Sons, également présenté à la Documenta et inédit en France. Autant de vies tournant autour d’une couche d’infortune où l’on mange, écrit, prie, souffre, invite un ou plusieurs amis sous la couette… Et c’est maintenant Mrs. Fang, tantôt filmée de très près, de sorte que sa mâchoire semble toucher l’objectif et que ses faibles râles paraissent encore une apostrophe ; tantôt, au contraire, depuis l’autre bout de la pièce, mince silhouette disparaissant en silence sous la couverture, tandis qu’autour d’elle on s’agite bruyamment.

Cinéma vertical, films qui marchent. Cinéma horizontal, films qui gisent. Des uns aux autres s’ouvrent le même temps, la même durée étrangère aux lois du travail, de la raison et de la santé. Comment, et jusqu’à quand, une vie peut-elle se prolonger, à partir du moment où elle semble comme sortie d’elle-même ? De quelles virtualités d’action l’inaction a priori la plus complète est encore grosse ? De l’infatigable marche à la fatigue des gisants, s’il y a un spectaculaire bouleversement des postures, se développe aussi une commune persévérance : le geste de Wang Bing dégage d’ultimes fragments de possible du cœur de l’épuisement.

Replacés dans le contexte de la Documenta 14, la présentation de Mrs. Fang et le partage entre façons d’allongés et façons d’endormis prennent aussi un autre sens. Avant la projection, Wang Bing s’est excusé de la mauvaise qualité technique de ce que le public s’apprêtait à découvrir, à son sens inférieure à ce à quoi est habitué le monde de l’art. Le film a été montré au Gloria-Kino, mais il n’est pas sûr que Wang Bing destine Mrs. Fang à la salle – pas sûr qu’à ses yeux il s’agisse d’un film proprement dit.

L’art au chevet du cinéma ?

Le partage entre cinéma et art recouperait-il celui entre marcher et coucher ? On est tenté de le penser. Il y a un an sortait un autre film de chambre et de gisant dont certains firent valoir qu’il aurait mieux convenu dans un lieu d’exposition. Le film s’intitule la Mort de Louis XIV 1 et son auteur, Albert Serra, eut également les honneurs de la Documenta : c’était il y a cinq ans, le Catalan y présentait les 101 heures des Trois Petits Cochons, autour de la parole de trois figures de l’histoire allemande, Johan Wolfgang Goethe, Adolf Hitler et Rainer Werner Fassbinder.

De Mrs. Fang à Louis XIV, les différences sont flagrantes : la pompe qui entoure l’un répond à la misère de l’autre – la famille de Mrs. Fang, n’ayant pas les moyens de payer son traitement, préfère réserver ses économies à l’organisation d’un fastueux diner de funérailles –, les doucereux égards de la valetaille n’ont rien à voir avec les brusqueries des Fang, de même que les chuchotements de la première sont loin des exclamations des seconds. Mais le dispositif est le même. Il évoque un colloque de spectateurs faisant masse autour d’une œuvre, d’un tableau, pour se perdre en conjectures, compliments, interprétations…

La partition en jeu n’est pas neuve. Au cinéma, ce sont les images qui bougent, pas les spectateurs. Au musée ou dans une galerie, c’est l’inverse : les images ne bougent pas, mais les spectateurs, les visiteurs, oui. Fait-il lire alors dans les projets par ailleurs incommensurables de Wang Bing et d’Albert Serra une allégorie, celle de l’art se portant, tel un rapace ou tel un disciple, au chevet du cinéma ?

On préfèrera botter en touche en soulignant une autre ressemblance. Serra s’intéresse aux grandes figures mythologiques, littéraires ou historiques de la culture occidentale, Don Quichotte, les Rois Mages, Dracula, Casanova, Louis XIV. Wang Bing, c’est le contraire : il ne filme pas de grands noms mais des « sans nom », les oubliés des radars de l’Histoire. Et pourtant, les deux œuvres habitent un temps commun, gagné par-delà ou au creux de l’épuisement : épuisement des mythes, des forces productives, du partage ente œuvre et désoeuvrement. Aussi n’est-il pas absurde de tenir que leur démarche à tous les deux – leur refus de marcher, leur façon de faire leur lit – pourrait également échapper à la distribution usuelle le l’art et du cinéma.

(2) Mrs. Fang (Wang Bing, 2017)

  • 1Voir artpress 433 (Mai 2016).

Ce texte a été publié comme ‘Wang Bing à Cassel’ dans artpress 447 (Septembre 2017).

Un grand merci à Emmanuel Burdeau

 

Images (1) et (2) de Mrs. Fang (Wang Bing, 2017)

18.04.2018
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In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.