Brüder der Nacht

Brüder der Nacht
Brothers of the Night

“But the big surprise [of Film Society of Lincoln Center’s Art of the Real series] is Brothers of the Night, a docudrama about Bulgarian Roma hustlers in Vienna. Filmmaker Patric Chiha shoots them as though their lives are a crypto-remake of Fassbinder’s Querelle – if this doesn't make John Waters’s year-end top ten, you can document me eating my shoe.”

Michael Sicinski1

 

« Une fiction hyperréaliste dont les garçons sont tout à la fois metteurs en scènes et acteurs, enluminée par les halos menteurs du mythe, du cliché, d’une vaste iconographie costumée de la virilité qui s’écoule des matelots querelleurs de Genet et autres motards à cuir de Kenneth Anger jusqu’à Pasolini ou Fassbinder. »

Libération2

 

« Le tour de force du film réside dans la conjugaison toute fassbinderienne entre une mise en scène artificielle à l’esthétique queer et une visée documentaire jamais reniée. Alternant longs plans-séquences et scènes de groupes plus découpées, il ne tombe à aucun moment dans une forme de misérabilisme mais ne refuse pas toutefois de voir l’impasse existentielle dans laquelle ces garçons se trouvent. Ces derniers semblent d’ailleurs éprouver un plaisir assez naturel à rejouer leur quotidien devant la caméra. »

Les Inrockuptibles3

 

Camira: Brüder der Nacht est votre troisième long métrage. Pouvez-vous retracer votre parcours de cinéaste? Vous êtes monteur de formation.

Patric Chiha: […] J’ai intégré l’INSAS en montage [1998-2001]. Bruxelles était une ville très intéressante à l’époque. À l’inverse de Paris, c’était une ville avec des trous, un peu comme Berlin, une ville où tout n’était pas signifiant. Aujourd’hui, ça a un peu changé. Bruxelles était stimulante, une ville du possible. Paris est très difficile à filmer, car tout y est signifiant. […]

Il existe une certaine porosité des frontières entre le documentaire et la fiction dans Brüder der Nacht, comme un dépassement qui condense les différentes orientations de votre cinéma. Comment la fiction s’est-elle immiscée dans le réel de ces jeunes hommes? Quel est la part d’improvisation et la part d’écriture?

Dans leur vie, ces garçons jouent tout le temps. Je n’ai jamais cherché à les mettre à nu. Je les aimais et je voulais les protéger. Je voulais qu’ils puissent dans le film, comme dans leur vie, mentir, travestir et exagérer, c’est-à-dire que la caméra ne les amène pas à changer la forme de leur rapport au réel. Les outils de la fiction sont aussi des outils de protection. Si je dis à quelqu’un qu’il a le droit de mentir, c’est théorique. Si je l’éclaire en rose ou en vert et que je lui propose de mettre un costume, il comprend qu’il a le droit de jouer, de dire ce qu’il veut. Et je soupçonnais que le jeu, beaucoup plus que l’aveu, serait une fenêtre vers leur réel. Pendant que le chef opérateur installait la lumière, je parlais avec les garçons, de tout et n’importe quoi, et petit à petit la scène à filmer se dessinait. Rien n’était écrit. La lumière nous mettait juste dans un état particulier… Les garçons commençaient à improviser à partir de leur vie, des rapports entre eux, de leurs problèmes ou d’une histoire inventée par eux. Ils faisaient ce qu’ils voulaient. Assez tard, ils ont compris que l’on pouvait faire plusieurs prises et ils ont découvert le champ-contrechamp. C’était mon but: leur offrir un film et qu’ils le prennent. Pour la scène du coiffeur, un des deux garçons m’a demandé si je voulais un jeu à l’américaine. J’ai évidemment dit oui et ça a donné cette très belle danse. De manière générale, sur ce film, j’étais surtout chauffeur de salle. On est assez libre quand on tourne un documentaire, car il y a moins de pression financière. J’ai donc pu inventer ma méthode, ce que je n’ai pas toujours réussi à faire sur mes fictions. Tout ça s’est imposé quand j’ai compris que j’avais affaire à des enfants, même s’ils sont tous pères depuis l’âge de quatorze ou seize ans. Il y a un vrai paradoxe: à Vienne, ils sont dans une sujétion assez terrible et en même temps ils sont libres comme jamais. Ils n’ont pas eu vraiment d’enfance et là, pour la première fois, loin de leurs familles, loin de toute responsabilité, ils peuvent faire toutes les bêtises qu’ils veulent. Le film est d’une certaine manière le prolongement de ces bêtises.

Votre film ne se contente pas d’une opposition binaire entre documentaire et fiction. Il parcourt au contraire tout un feuilleté de niveaux entre les deux, toute une série de variations entre les deux pôles. Comment avez-vous conçu ce dégradé, avec toute la gamme de variations tonales?

En général, les garçons ne savent pas eux-mêmes quand ils sont dans le vrai ou dans le faux. Comment le saurais-je moi alors? Je n’ai jamais eu l’idée de mélanger le documentaire et la fiction, je n’ai tout simplement pas trouvé la limite entre les deux dans leurs vies. Déjà la prostitution crée ce trouble: on imite un désir pour quelqu’un, on est dans la fiction. Au début du montage, j’ai cherché à classer les plans selon leur valeur plus ou moins documentaire. C’était évidemment impossible. Je vais donner un exemple: il y a une scène où deux frères se disputent réellement. En même temps, on est dans la fiction: à grand renfort de gestes et d’invectives, les deux frères mettent en scène leur dispute. Ces différentes tonalités, ces différents degrés d’intensité dans leur présence n’ont pas été dirigés. Il y a des scènes plus construites, mais c’est eux qui les ont construites. Ce sont des garçons qui jouent en permanence, qui se la racontent tout le temps, et moi, mon rôle n’est certainement pas d’identifier les limites de quoi que ce soit.

Grand entretien avec Patric Chiha sur Débordements4

 

« Plus Warholien que Fassbinderien, à mon sens, Patric Chiha a su leur créer un podium-cinéma, une Factory viennoise version bar à tapins, où les frères, arrachés à leur routine faubourienne, sont invités à venir rejouer le quotidien du commerce des corps masculins, l’ennui alcoolisé de leur exil économique, sexuel, leur provisoire qui dure indéfiniment (le temps, en gros, d’une jeunesse qui fane). […] Quand Warhol, en laissant placidement carte blanche aux superstars amphétaminées de Chelsea Girls, arrivait à épeler au plus près le désarroi d’une époque, d’une génération, le dispositif étouffant de Brüder der Nacht laisse au Rüdiger Boys le champ libre pour livrer, bien emballée dans leur show de surmâles TTBM, la précarité centrale de leur vie.

[…]

Car le seul vrai sujet d’un film reste ses sujets, ceux qui le font, et non la question qu’on prétend y traiter, même en toute bonne foi téléramesque. Les vraies vérités, on le sait, demeurent feuilletées, tordues, et le documentariste doit apprendre à charmer le banal, à tordre à son tour son regard pour épeler la complexité du réel. Brüder der Nacht y parvient, par queerisation du dispositif documentaire, et ainsi touche par éclats sidérants le nerf de notre époque. […] Aussi hachurée et fragmentaire qu’elle soit, par la grâce d’un montage délicat, la fiction trouée du film finit donc par construire des caractères hybrides, âprement négociés entre les sujets documentaires et leurs personnages pour de faux. Mais ce qui dérange et bouleverse à mesure que s’égrène le chapelet de happening des Brüder der Nacht, c’est qu’en fin de compte, l’enjeu documentaire finit par l’emporter, et par transcender l’apparat Kenneth Anger et sa scénarisation home-made. Non seulement nous aurons partagé la condition aussi tragique que banale de jeunes prostitués roms dans la Vienne hypermoderne, mais nous aurons aussi participé avec eux d’une œuvre d’art, d’une production de beauté nouvelle. Une beauté que le bon droit documentaire leur refuse le plus souvent, que les fictions plaintives pavent immanquablement de bonnes intentions contrites. Dans l’entre-deux contre-fictionnel du film de Patric Chiha (austro-libanais, ça ne s’invente pas!), elle éclate de partout, la beauté cachée des Brüders et de leur nuit Mittle-Europa.

[…]

C’est sans doute cela qui indigne tant les tenants du documentaire orthodoxe, bloqués aux temps révolus du réalisateur aussi lucide qu’impartial, enregistrant en mode « fly on the wall » le réel tel qu’il est et qu’on nous cache. On les comprend, mais il serait temps de réaliser que les « vrais gens », ces sujets dociles, s’offrant gratos au regard empathique et discret des caméras humanistes, se sont évaporés avec l’Histoire et les certitudes du projet moderne. Le vrai gens d’aujourd’hui bouge, rame, s’invente, se filme au portable, documente le monde à longueur de selfies. [L]a réalité n’est plus ce qu’elle était et force nous est d’ouvrir d’autres voies, esthétiques et éthiques pour la dé-peindre. Ainsi, dans le beau film de Patric Chiha, affilé comme un rasoir, personne n’aura exploité personne. […] La seule loi fiable était de les aimer assez pour que leur beauté conteste la position éthique du film, assez pour que toute ironie, tout surplomb culturel, volent en éclats. »

Cinéaste Vincent Dieutre5

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UPDATED ON 21.11.2017